Art déco : le luxe vain des années folles


Ivoire, nacre, bois de palmier, ébène, peaux de squale et de raie : rien n'est trop précieux pour décorer les intérieurs cossus de l'élite des années 1920 et 1930. L'Art déco est à l'image de ses commanditaires, il refuse les formes souples et vagabo

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Art déco : le luxe vain des années folles

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Temps de lecture 5 min

Publication PUBLIÉ LE 31/10/2008 PAR Vincent Goulet

Avec Reims, entièrement reconstruite après la guerre de 1914-18, et Boulogne-Billancourt dont l’essor économique a eu lieu dans l’entre-deux guerres, Bordeaux présente de nombreux témoignages d’architecture et d’aménagement intérieur du style Art déco. Elu maire en 1925, Adrien Marquet cherche à donner une image moderne de la ville, sans pour autant trop heurter la sensibilité artistique très « XVIII° siècle » de ses administrés. L’Art déco, un mouvement spécifiquement français qui conjugue les valeurs classiques à des formes et techniques modernes, convient à cet « homme de gauche à la mentalité de droite ». Il fait construire la maison cantonale à la Bastide, la piscine judaïque, la Bourse du travail, le stade Lescure (l’actuel stade Chaban Delmas).

Dans le même temps, de riches hommes d’affaire édifient hôtels et villas de luxe sur le bassin d’Arcachon ou sur les côtes basques et landaises. Se voulant modernes mais sans trop d’audace, distingués mais de façon relativement consensuelle, ces commanditaires cherchent surtout à montrer leur richesse en privilégiant les matériaux nobles et coûteux, souvent issus des Colonies qui font alors la gloire de la France et qui contribuent directement à leur prospérité économique. Le PoloIls confient les aménagements intérieurs de leur résidences secondaires aux vedettes de l’art décoratif parisien, comme l’ensemblier Jacques-Emile Ruhlmann ou le verrier Jacques Gruber, ou à ses représentant locaux, comme le céramiste René Buthaud, le peintre Jean Dupas, le sculpteur Charles Despiaux ou encore l’orfèvre-dunantier Maurice Daurat. L’exposition, qui donne à voir plus de 150 pièces clairement présentées, permet de se faire une idée précise des multiples influences qui ont façonné ce style à la fois moderne et conservateur, et de confronter l’Art déco à d’autres courants artistiques de l’époque, comme l’Union des Artistes Modernes animée par Le Corbusier.

Henri Frugès, un mécène ambivalent
Le Polo - Jacques GruberAyant fait fortune dans l’industrie sucrière, le bordelais Henri Frugès est une personnalité atypique, révélatrice des tensions à l’oeuvre dans le champ artistique de cette époque. Il demande à Le Corbusier de concevoir dans un style fonctionnel des logements économiques pour ses ouvriers (la cité Frugès de Pessac) mais pour son propre confort, il préfère s’adresser à la fine fleur de l’Art déco pour aménager l’hôtel particulier qu’il a racheté au centre ville. D’un côté, il entre de plein pied dans l’air de la construction de masse et du design industriel, de l’autre il se replie sur l’artisanat d’art dans ce qu’il a de plus précieux et ostentatoire. On pourra ainsi admirer au musée des Arts décoratifs une oeuvre d’Alexandre Callède conservéà l’hôtel Frugès, malheureusement fermé au public : une table ronde en noyer avec en son centre un disque de verre dépoli éclairé du dessous par des ampoules électriques, accompagnée de six fauteuils montrant la transition entre les courbes de l’Art nouveau et les lignes droites du « retour à l’ordre » de l’Art déco. L’équilibre est ici heureux, et ce n’est pas la seule belle pièce d’une exposition qui prend le risque de montrer tous les aspects de ce courant esthétique. Ainsi, on pouura constater combien le caractère démodé, inutilement luxueux (on dirait aujourd’hui « bling bling ») de certaines réalisations, comme le canapé de salon d’André Groult ou le bureau de bois laqué de noir et incrusté de coquille d’œuf de Jean Dunand, ne souffrent guère la comparaison avec l’élégance sobre et stylée des fauteuils en métal laqué de René Prou ou la discrète générosité du vase tulipe à dix pans en étain de Maurice Duarat.

L’Art déco, un voyage en classe affaire
René ProuUne section de l’exposition est consacrée à ces lieux d’exception où le luxe et la lenteur du travail de l’artisan créateur se conjuguent à la modernité et à la vitesse : les paquebots comme « Le Normandie » et les hydravions transatlantiques Latécoère. A bord de ces bateaux destinée à séduire la riche clientèle américaine, où règne l’atmosphère insouciante et « frenchy » des « années folles » , d’immenses salles de réception, de fastueux salons de thé et des appartements de luxe accumulent les réalisations de prestige : commodes de Leleu, panneaux décoratifs de Dupas, luminaires de Lalique, grands vases de Ruhlmann, etc. Le visiteur appréciera de lui-même la pertinence de cet art qui se veut aussi une vitrine du savoir-faire français. Plus étonnant encore, les aménagements de l’hydravion géant assemblé à Biscarosse par la firme Latécoère. Ici, la nécessité de faire léger impose des formes plus sobres et de matériaux nouveaux comme l’aluminium ou le plastique (tables et couverts d’André Mauny). Destiné à accueillir 16 passagers, l’hydravion n’aura cependant jamais de carrière commerciale, la deuxième Guerre mondiale mettant à termes à ses vols encore expérimentaux.

Une confortable cécité esthétique et politique
l'angélus - CiboureAu fil de la visite apparaît le lien entre ce style artistique et la période historique où il s’épanouie, période qui voit l’émergence du fascisme en Italie et l’instauration du nazisme en Allemagne tandis que le communisme soviétique sombre dans le stalinisme. Malgré la richesse des matériaux et le soin de la réalisation, les formes Art déco ont un air de déjà-vu, le retour au classicisme s’accompagne d’une certaine raideur. Même les nus féminins, pourtant généreux dans leurs formes, apparaissent froids et figés, comme exempts du sang de la vie qui va vers l’avant. Les compositions picturales des artistes bordelais ont des thèmes très consensuels, comme la mythologie grecque et romaine ou l’incontournable sujet local de la vigne et le vin. Ces grandes fresques académiques et édifiantes, comme celles visibles à la Bourse du travail n’apportent rien de neuf à l’histoire de l’art ni, sans doute, au regard que pouvaient porter sur le mondeleurs contemporains. Le retour aux clichés de l’Antiquité, le culte hygiéniste du corps se conjuguent à la célébration du terroir, de la ruralité et de la tradition. Les céramiques et les vases de Ciboure, près de Saint-Jean-de-Luz, qui peignent des personnages basques à la façon des athlètes grecs annoncent dans la forme et dans l’intention le pétainisme qui lui aussi célèbrera le retour aux valeurs de la terre, du travail et de la famille tout en exaltant les identités communautaires régionales.

Alors qu’en 1937 à l’exposition universelle de Paris, nazisme et stalinisme se font face, les créateurs et commanditaires de l’Art déco français tentent toujours de se frayer un chemin dans une modernité qu’ils veulent confortable et rassurante. Tandis que la guerre civile éclate en Espagne, que les bruits de bottes s’amplifient à l’Est, la France recycle des formes anciennes au lieu d’inventer, avec un cynisme un peu naïf qui n’est pas sans faire penser au post-modernisme des années 1980.Comme le reste de la société française (dont on pourra voir simultanément une évocation au Musée d’Aquitaine dans une exposition conjointe), une grande partie du monde artistique ne prend pas la mesure des défis que lui lance un XX° siècle politique et violent.

Vincent Goulet


« Bordeaux, années 20-30 »
Du 24 octobre 2008 au 28 janvier 2009
Musée des Arts décoratifs de Bordeaux
39 rue Bouffard
33 000 Bordeaux
Tél : 05 56 10 14 00
Lundi, mercredi, jeudi et vendredi de 11h00 à 18h00
Samedi et dimanche de 14h00 à 18h00
Fermeture mardi et jours fériés
Entrée : 5 euros.

A noter, les visites commentées, sans coût supplémentaire, qui permettent de mieux apprécier l’exposition : tous les lundis à 16h00, mercredis à 12h30 et samedis à 16h15.


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