Nadia Russel Kissoon, la créactiviste


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Nadia Russel Kissoon, la créactiviste

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Temps de lecture 13 min

Publication PUBLIÉ LE 26/03/2017 PAR Romain Béteille

Vous l’avez sûrement déjà vue se balader dans Bordeaux ou ailleurs, que ce soit dernièrement où quelques années en arrière. Une petite cabine mobile de quelques mètres carrés qui exporte l’art dans l’espace public, avec cette couleur rouge si caractéristique des cabines téléphoniques ou des bus londoniens. Elle s’appelle Tinbox et elle a pris cinq formes différentes depuis sa création en 2007. Elle est à la fois le fruit d’une excursion au pays du soleil levant et d’une réflexion créative, une « oeuvre à part entière » selon sa créatrice, Nadia Russel Kissoon. Pour connaître celle qui est toujours dans l’ombre de chaque exposition du projet Tinbox et d’une multitude d’autres par le biais de son « Agence Créative », il faut pousser la porte d’un étrange bâtiment Cours de l’Argonne, à Bordeaux. Si le rez-de-chaussée y sert de bureau à l’ambiance start-up, on trouve au premier le véritable appartement de Nadia, qu’elle partage avec ses deux garçons, son compagnon et un chien peu farouche. 

Porte-bonheurs

Comment décrire Nadia à ceux qui ne l’ont jamais vue ? Un métissage aux racines trinidadiennes, une imposante paire de lunettes à la rondeur hybride, un haut noir et un bracelet à chaque poignet, une voix dont quelques intonations ressemblent parfois étrangement à celles de Karine Le Marchand (mais ça, c’est très subjectif). Surtout, un second degré assez réjouissant, même si l’on sent tout de suite qu’elle prend son travail très au sérieux. Nadia fait partie de ces personnes qui, lorsqu’on leur demande ce qu’elles font dans la vie, hésitent à répondre. Tour à tour commissaire d’exposition, organisatrice d’évènementiel, directrice de projets curatoriaux… Il faut dire que dans son histoire personnelle, les chances auront joué un grand rôle. Si l’on ne peut pas considérer sa famille comme étant l’une d’entre elles, il faudrait quand même commencer par ce point si l’on veut expliquer qui elle est aujourd’hui. Née d’une mère plasticienne diplômée d’une école des Beaux Arts anglaise et d’un père comédien et acteur de théâtre (un Shakespearien pur jus), elle connaît l’Angleterre avant de connaître la France, où une grand-mère bordelaise un peu rebelle vit toujours. Nadia est consciente de cette double culture, elle ne la prends pas pour autant comme un fardeau. « Forcément, en ayant des parents dans le milieu, je côtoyais beaucoup d’artistes dans leurs ateliers. L’odeur de l’huile et de la térébenthine sont un peu ma madeleine de Proust. Si je rentre dans un atelier et que je me retrouve avec ces odeurs là, ça va me ramener à la période où j’étais encore une gamine ». 

Aujourd’hui à la fois rangée (pour la famille) et très active dans le milieu de l’art contemporain local, le tableau que Nadia nous dépeint, assise sur une des chaises de sa grande table à manger, est assez loin du style que l’on imaginait en arrivant. Elle décrit une ado « insupportable, habillée tout en noir avec un piercing dans le nez. Je ne voulais pas faire comme les autres. J’étais rebelle mais dans un sens un peu étrange. C’était la période où tout les jeunes se mettaient à fumer, je me rebellais contre ça ». Une rebelle dans les codes, ça peut paraître étrange, mais ce serait oublier l’élément essentiel qui se cache sûrement dans des cartons un peu oubliés. Très tôt, déjà, c’est une créative. Peinture, sculpture, poésie, elle tâtonne un peu dans tous les genres. « C’était une période où j’aimais bien m’exprimer. J’étais quelqu’un de très sociable mais j’aimais bien avoir des temps de solitude créative ». Élève « moyenne plus », Nadia n’a pourtant pas la moindre idée du métier qu’elle veut exercer plus tard. « Avec du recul, je me rends compte que je ne me suis jamais posée la question de ce que je voulais faire. Ce qui est étonnant, c’est que lorsque je suis allée au lycée, je me suis inscrite en section littéraire et pas en arts plastiques. Je me suis retrouvée dans la classe des arts plastiques par hasard. Sans le vouloir vraiment. J’ai fini par m’inscrire à une option facultative, je ne pouvais pas re-bifurquer. Je me suis mise à faire plus d’arts plastiques à cette période sans passer de Bac spécifique ». Une enseignante lui servira un peu de mentor, trois heures par semaine le mercredi après-midi. Et si cette option n’avait pas existé ? Peut-être la philosophie. Les maths, on oublie. 

Quand les genres se mélangent

« Je m’intéressais pas mal à des questions liées au corps, au monstrueux. En terminale, j’avais fait un travail de recherche à partir des oeuvres de Francis Bacon que j’avais interprété en sculptures. La personne qui m’avait fait passer l’entretien avait pour sujet de recherche le monstrueux, l’hybride, la chimère ». Il faut dire aussi qu’elle partage avec ces créatures d’un autre temps un point commun : une partie de sa personnalité qu’elle qualifie elle-même d' »insubordonable ». « Je pense que j’ai une âme d’entrepreneur, j’aime bien avoir une liberté dans ce que j’entreprends. J’aurais du mal à être une employée, j’aime bien avoir un rythme de travail personnel ». Ce qui prend évidemment tout son sens lorsque l’on connaît la suite. Après un master en arts plastiques, elle suit en dilettante une formation en CAPES et des jobs d’étudiante de médiation au CAPC où d’animation d’ateliers à Cap Sciences, une manière de mettre un peu le pied dans le milieu local. Elle profitera d’un DESS pour partir aux États-Unis pendant six mois pour, dira-t-elle, se « confronter à d’autres modes d’éducation ». De retour en France, à Montpellier, elle prendra un virage important : conservation, diffusion et gestion deviendront ses mots clés. « C’est un peu à partir de là que j’ai commencé à bifurquer, en me disant que la création m’intéressait mais que peut-être le fait d’accompagner, d’être un passeur, aussi ». Mais, comme vous l’avez sûrement deviné, Nadia n’aime pas vraiment faire comme les autres. Au détour de la conversation qui prend de plus en plus des airs impressionnistes, on la découvrira barmaid dans des pubs anglais et même amatrice de préparation de cocktails. Une parenthèse qui sert aussi à parler brièvement d’un frère musicien, récent propriétaire d’un gros club londonien, aimant lui aussi jouer du shaker à ses heures.

Cette passion pour les mélanges n’a jamais quitté Nadia, elle formerait même presque sa colonne vertébrale, si son animal totem en avait une. C’est au moment où elle devra trouver un travail dans la culture que les choses vont se compliquer un peu, en 2003. Comme souvent, c’est l’indécision qui sera décisive. « Je ne voyais passer aucune annonce, je n’avais pas forcément de réseau qui me permettait d’attraper ce qui n’était pas publié. Mon réseau, c’était un réseau d’artiste. Je n’avais aucun lien avec les acteurs culturels du territoire, je les connaissais comme ça parce que j’allais dans les vernissages, mais sans plus ». Le coup de poker viendra peu après, au détour d’une petite annonce de professeur d’arts plastiques pour une école « très particulière ». « C’était un établissement qui n’accueillait que des enfants déscolarisés en grande difficulté, presque en guerre avec l’école. Je me suis vraiment passionnée pour ce job ». En seconde matière, elle enseignera aussi l’anglais, toujours de manière assez individuelle (entre cinq et dix enfants par classe). « Pour la première fois, j’ai vraiment eu le sentiment de servir à quelque chose », avouera-t-elle. Un inconvénient chasse pourtant bien souvent un avantage. « Pendant toutes ces années où j’ai enseigné, j’avais aussi une forme de frustration de ne plus être dans le milieu de l’art. Je ne faisais plus rien pour moi, même si je continuais à côtoyer beaucoup d’artistes et que je les aidais à faire des dossiers. J’étais active mais en bénévolat, de manière souterraine. C’est là qu’est née l’idée de Tinbox ». 

Ombre au tableau

Les ombres du tableau de Nadia atterrissent alors en pleine lumière, étalées comme autant d’inspirations. À ce moment là, elle gagne sa vie « pour remplir le frigo », et a envie de monter son projet à elle. Sans argent, sans lieu, « mais avec plein d’artistes supers ». Pendant une tournée mondiale de Tragedy of Hamlet amenant sa famille au Japon, elle se découvre une fascination pour « la capacité des japonais à rendre grands des tous petits espaces. Leur rapport à l’espace est vraiment différent du nôtre. Un jour, je suis allée dans une expo où un artiste avait reconstruit un hôtel capsule avec un dispositif vidéo à l’intérieur. J’avais trouvé ce rapport à l’oeuvre, le fait d’être obligée de rentrer dans un cocon, assez intéressant. C’est comme ça qu’est née l’idée. A la base, c’est une toute petite boîte de deux mètres carrés ». Sept ans après ce voyage, l’idée refait surface. Avec un menuisier, quatre planches de bois et quelques pots de peinture, la première Tinbox voit le jour dans le garage de la maison familiale. « Dans ce garage, il y avait une vitrine à trois battants. J’ai enlevé la porte centrale et je suis venu intégrer la galerie juste dans le battant du centre. La dimension de la galerie vient presque de la taille de l’ouverture de cette porte. Pour le premier vernissage, la galerie était là. Quand les gens arrivaient de l’extérieur, ils se retrouvaient en face d’une porte centrale et de deux autres sur les côtés, ils ne voyaient pas l’intérieur et ne savaient pas dans quel endroit ils allaient rentrer ». À voir la petite queue qui se forme dans sa rue, Nadia sent que l’idée suscite un intérêt certain. Mais rien de comparable avec le moment où la « boîte artistique » sort de son garage. 

« Les sorties dans la rue, je les pensais presque comme des performances puisqu’on faisait tous les quais en la poussant et ça devenait un espèce d’objet de curiosité. Elle devenait un objet sculptural dans la ville, on jouait avec le patrimoine tout en valorisant le travail des artistes. Ce qui fait qu’elle a été repérée assez vite ». Un site web et un logo plus tard, elle reçoit des mains de l’artiste Thomas Bernard un fichier de contacts que l’on pourrait presque comparer à une arche d’alliance du réseau local de l’art. Une providence qui ne l’empêchera pas de se faire un peu piéger par sa propre création. « Je me suis faite complètement happée par mon projet. J’étais toujours prof et au bout d’un certain temps, je travaillais non-stop. A un moment, j’ai décidé d’arrêter mon poste, je me suis mis au chômage en me disant que je verrais bien ce qui se passerait. Tinbox est devenu assez vite connu ». Elle est aussi la créatrice du site Artflox, véritable portail de l’art contemporain en Aquitaine. Pour quelle raison ? Parce que lors d’une recherche sur internet, elle s’est aperçue qu’un tel dispositif n’existait pas. Évoluant alors dans une période particulière à Bordeaux (sans qu’il y ait beaucoup de lieux dédiés à l’art et au moment où Claire Jacquet, directrice du Frac,s’installait dans son nouveau bureau), Nadia choisit d’ouvrir une galerie classique, dans le garage qu’elle « colonisait » pour stocker sa boîte. Si elle casse volontairement les codes des modèle traditionnels d’accès à l’art, elle va se retourner contre elle. 

La « mafieuse repentie »

« En novembre 2009, on s’est installés ici et on avait décidé que tout le rez-de-chaussée de la maison serait dédié au projet Tinbox. La galerie était en bas, à l’entrée. Ca a envahi toute la maison et on s’est retrouvés à faire des expositions partout, sauf au dernier étage. Ça continuait à s’appeler Tinbox mais ça se passait dans un espace sédentaire. Je suis rentrée dans un mode de fonctionnement ultra-classique avec une programmation régulière dans un lieu donné et dans une forme d’entre-soi de l’art contemporain qui m’a beaucoup gênée. Dans les vernissages, il n’y avait que les gens du monde de l’art. Je n’étais plus dans la création, c’était très fermé et ça ne se renouvelait pas assez, ça me frustrait ». Nadia décide de stopper net entre 2011 et 2013. Les problématiques économiques, bien réelles elles aussi, la rattrapent. « En plus, ça ne fonctionnait pas, sur certaines expos on ne vendait rien. D’un point de vue purement économique, ça devenait très précaire. Je mettais l’équilibre de ma maison en danger, en plus du fait que ça devenait envahissant. Je sentais que je ne devais pas lâcher ce projet mais qu’il fallait en faire une refonte totale pour que ce soit en adéquation avec ce que je souhaitais en faire ». Si elle revendique prendre régulièrement des pauses pour profiter de sa vie de famille, les idées sont toujours là, quelque part, perdues derrière les coussins du canapé où flottant dans l’air, nous toisant d’un air de défi pour qu’on les attrape. C’est peut-être comme ça qu’est née l’Agence Créative. Elle était déjà là bien avant, nous dit-on. « En s’installant Cours de l’Argonne, qui est sans doute l’un des pires quartiers pour ouvrir une galerie d’art, on a réussi à avoir des fonds publics pour développer une action d’occupation temporaire des locaux. On a mis en place des partenariats avec les propriétaires, soit pour avoir les locaux gratuitement soit un loyer très bas. C’est là que j’ai commencé à m’éclater, à sortir du dispositif de galerie ».  

Libérée, délivrée de ces carcans de l’entre-soi, Nadia transforme un local mis à disposition par Norbert Fradin (Musée de la Mer et de la Marine) en un « lieu vivant, une résidence d’artistes dans laquelle on organisait à la fois des expositions, ateliers, rencontres, tout en voulant en faire un lieu ouvert sur le quartier où il y avait un public très différent qui venait. C’est aussi de cette expérience que l’agence est née ». Évidemment, cette dernière n’a d’agence que le nom. Cette symbolique de la société un peu secrète va de pair avec celle, bien moins évidente, de son logo. « C’est un animal mètis, dans le sens grec, c’est à dire doté d’une forme particulière d’intelligence faite de ruses, d’astuces et de stratagèmes ». Elle joue avec les codes comme on le fait avec les perspectives d’un tableau de maître. Peut-être par simple satisfaction d’être là où on ne l’attend pas mais surtout, pense-t-on, par goût du défi. « J’avais besoin d’avoir un symbole qui reflète la manière dont j’avais envie de développer ce projet. C’est aussi une organisation qui critique le modèle de la structure culturelle, tout en sachant que l’on va en emprunter certains codes. Je regarde comment les choses fonctionnent et j’essaie de les imiter et de les transformer. Je considère toujours que le monde de l’art contemporain est une mafia. C’est très dur pour les artistes à l’heure actuelle de continuer à développer leur action. C’est un milieu très concurrentiel. Tu as beau être un artiste et avoir tout le talent du monde, si tu n’es pas un peu armé pour aller affronter le système, tu ne seras jamais visible ». 

Le coup d’après

La personnalité de Nadia Russel Kissoon est faite de paradoxes. Elle a créé une boîte mobile mais n’a pas le permis. Ses oeuvres à elle, ce sont ses projets, mais elle n’a jamais exposé ses propres créations. « Je développe peut-être tout ça avec une pensée d’artiste. Je ne peux pas m’empêcher d’être en permanence dans la projection de la prochaine création qui va germer au sein de l’Agence. Ce qui me porte, c’est de créer tout ça. C’est ma patte, en quelque sorte. Il est hors de question que je passe mes journées assises derrière mon bureau à faire de la programmation. Quand on déplace une Tinbox, je suis toujours présente. Pour moi c’est très important de choisir la position dans laquelle elle sera installée, sous quel angle… C’est comme si j’allais exposer mon oeuvre dans une galerie et que je décidais de son emplacement ». Des projets, l’Agence et Nadia en ont un certain nombre. Dans son jardin, une Tinbox transformée en poulailler (si, on vous jure) et un petit jardin qu’elle développe en permaculture. Dernièrement, elle vient de monter une résidence d’artiste à l’Université EPOC avec des biologistes, c’est son petit côté écologique, dira-t-on. « Il faut cultiver notre jardin » fera partie de l’Été Métropolitain et sera en itinérance en 2018. Dans sa tête germent aussi des Tinbox « en carton à envoyer par la poste ». Entre septembre et octobre, le « Week-end de l’Art Contemporain« , un projet collectif qui réunit plus de 35 acteurs bordelais de l’art contemporain, investira l’école des Beaux-Arts et sera sans doute un moment fort de ce « décloisonnement », cette ouverture au public si chers à Nadia (plus de détails dans la vidéo). Son seul regret, ce serait sans doute d’être dans un secteur qui ne laisse pas vraiment la place aux certitudes, et ce même si elle donne l’impression de toujours penser au coup d’après.  

« On n’a pas d’aide au fonctionnement, on est en permanence dans la projection. Mais ça fait aussi partie du système, c’est ce qui fait qu’on est aussi créatifs. L’Agence n’a pas aujourd’hui une économie qui nous permet d’avoir un salarié. Je suis obligée de renouveler régulièrement les équipes car je ne suis pas en mesure de sécuriser un emploi. Ça veut dire que tous les deux ans, il faut reformer une équipe. Autant j’adore bosser dans l’incertain, autant ne pas avoir la capacité de former une équipe soudée, c’est difficile. C’est le seul point négatif dans toute cette histoire, savoir que bosser dans le champ de la culture, c’est conjuguer avec une économie en dents de scie ». Être exhaustif concernant Nadia paraît être mission impossible, tant son hyperactivité culturelle jure avec la petite cour aménagée qui lui sert de jardin et le camping-van avec lequel elle part régulièrement en excursion à la recherche d’un ailleurs. Si l’on considère que pour elle, « l’échec n’en est pas un » et que « chaque projet mène au suivant », on pourrait dire que son choix d’être une sorte d’artiste par procuration s’en trouve justifié. Nous ne sommes jamais certains de ce que sera l’avenir, ni pour elle ni pour nous. Mais en sortant de ce loft-entreprise, on est en tout cas sûrs d’une chose. Le métier de Nadia ne peut pas se réduire à une simple dénomination commune à poser sur un C.V, et ce pour une simple et bonne raison : la pieuvre mètis, c’est elle.  

Nadia Russel Kissoon, la créactiviste from Aquipresse on Vimeo.

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