My Farmers, le circuit court à l’épreuve du confinement


My Farmers

My Farmers, le circuit court à l'épreuve du confinement

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Temps de lecture 9 min

Publication PUBLIÉ LE 27/04/2020 PAR Romain Béteille

S’il y a un succès qui ne se dément pas en cette période de confinement, c’est bien celui des circuits courts et de la livraison en vente directe de l’agriculteur au consommateur. Le drive fermier de la Chambre d’Agriculture de Gironde dépasse les 1000 commandes par semaine, la Ruche qui dit oui enregistrait récemment « une hausse de 70% » de son chiffre d’affaires et un panier moyen 30% plus élevé. Les différentes alternatives à la grande distribution font face à une hausse très importante de la demande de la part de consommateurs de plus en plus soucieux (d’autant plus en temps d’épidémie) du contenu et de l’origine de leurs assiettes. L’offensive du « made in France » dans la grande distribution n’a rien d’altruiste et, face à une demande qui explose, le prix des fruits et légumes augmente en conséquence (+2,5% si l’on en croit la dernière enquête d’UFC Que Choisir). La fermeture des restaurants et le flou encore présent autour de la date et des modalités précises de leur réouverture (malgré la diffusion d’un guide spécifique de « bonnes pratiques ») suscitent toujours de vives inquiétudes avec une perte de chiffre d’affaires évaluée à 6 milliards d’euros pour le secteur de l’hôtellerie-restauration.

Changement de stratégie

Installée à Bordeaux depuis 2017, l’entreprise My Farmers veut être le point commun entre particuliers, restaurateurs et agriculteurs. Au départ pensé (schématiquement) comme un « club privé monétisé » entre l’offre et la demande, la société a changé son fusil d’épaule. Pour s’adapter au contexte, mais pas que. « C’était un modèle assez difficile à monétiser. Les agriculteurs, qui payaient un forfait mensuel pour pouvoir figurer dans l’annuaire, ne savaient pas forcément bien l’utiliser », confirme Aidan Bunney, fondateur de My Farmers qui, à la lecture d’un article établissant un lien encore peu développé en vente directe entre producteurs et restaurateurs, a choisi « d’adapter le projet vers de nouvelles cibles ». Sans rentrer dans des explications trop techniques, gardons simplement à l’esprit que la data (les données fournies par les restaurants et les producteurs) est un maillon essentiel de cette nouvelle chaîne alimentaire. « Les données servent à connaître la quantité de produits qui peuvent être disponibles chaque semaine et à répondre aux demandes spécifiques des restaurateurs ». Avec un peu plus d’une trentaine de producteurs (essentiellement entre trois et quatre hectares en moyenne) tous situés à moins de 150 kilomètres de Bordeaux, My Farmers ciblait d’abord les restaurateurs, avec l’objectif clair de diminuer le nombre d’intermédiaires et de faire correspondre le plus rapidement possible l’offre et la demande.

My Farmers 2020

Mais avec l’épidémie, les opportunités ont changé de table. Depuis le 17 mars dernier, My Farmers a ouvert sa livraison de produits aux particuliers, le tout « sans contact », comme pour les commandes à des services de repas à domicile classiques. L’entreprise revendique aujourd’hui 3500 inscriptions, un chiffre qui grimpe chaque semaine, et des volumes de vente entre 45 et 50 000 euros depuis le début de cette nouvelle activité, qui a naturellement obligé Aidan et son équipe (cinq personnes dont Nina Deswarte, qui l’accompagne depuis le début) à repenser leur propre logistique. Une application mobile doit voir le jour au mois de mai, mais l’entreprise réfléchit déjà à de nombreuses idées pour améliorer le dispositif, qui bénéficie d’un principe supplémentaire : la possibilité pour les restaurateurs et les particuliers de faire des achats groupés pour instaurer un prix dégressif, sous la forme de bons d’achats réutilisables. La logique du nombre, déjà présente dans l’esprit d’Aidan au moment de créer sa société, bien avant qu’elle ne change de modèle économique, est donc toujours là : plus l’application touche de monde, plus elle est profitable, autant pour son créateur que son utilisateur. Les projets pour développer l’application pour les particuliers ne manquent pas : outil permettant de tenir compte de la saisonnalité des produits, système logistique pour « garantir le maximum de transparence sur la chaîne de distribution » (autrement dit, vous pourrez vérifier le cheminement de votre commande avant qu’elle n’arrive chez vous en livraison) et, surtout, extension géographique de la livraison. Pour l’instant disponible sur Bordeaux (rive gauche et une partie de la rive droite), Talence, une partie de Pessac et de Mérignac, le quartier de Caudéran et Le Bouscat, My Farmers compte ouvrir prochainement aux particuliers dans le quartier de Bacalan, à Bègles, Gradignan et d’autres. « On est en train de monter un partenariat avec la société Dejopresto, qui nous avait aidé au début pour faire des tests avant de mettre en place la plateforme. C’est un traiteur qui fournit beaucoup de bio à Bordeaux directement à la clientèle grâce à une flotte de cinq véhicules réfrigérés. Ça pourrait nous permettre d’être capables de répondre à toute la métropole ».

Opportunité balbutiante

Que représente cette nouvelle méthode de distribution pour les agriculteurs eux-mêmes, sachant que My Farmers assure la logistique et la livraison à domicile (par triporteur) pour les cinq derniers kilomètres , en termes de volume de ventes et d’adaptation à ce nouveau marché ? Difficile à dire pour l’instant, car encore balbutiante. Chez Émilie Amen, productrice de légumes et d’herbes aromatiques sur 3,5 hectares aux Jardins d’Adamah, à Pessac, on fait de la rotation de cultures pour une trentaine de variétés différentes. « Sans engrais chimiques, sans pesticides, à l’échelle du jardin d’une mamie qui cultive son petit potager depuis cinquante ans », tient à préciser la maraîchère. « L’entreprise ne nous impose aucune quantité, on renseigne simplement le nombre de produits qu’on peut leur avoir chaque semaine pour pouvoir faire le décompte. On livre une ou deux fois par semaine en camion ». Si elle admet vendre plus de légumes grâce à cette nouvelle entrée dans le cercle des « food lovers » (c’est comme ça qu’on appelle, sans doute dans un esprit communautaire, les inscrits sur le site), elle dit aussi « ne pas forcément gagner plus d’argent avec My Farmers. Les particuliers viennent déjà directement à la ferme. Il y a un vrai retour aux valeurs, les gens ont envie de manger de bons légumes. On a constaté un engouement. Personnellement, comme je suis aussi naturopathe de formation, j’espérais cette prise de conscience rapide ». Installée depuis quatre ans, Émilie est cependant encore loin d’équilibrer les comptes. « Aujourd’hui, j’ai trop de personnel pour le peu de légumes que je vends. Si je veux perdurer dans la qualité de mes produits et que mon entreprise soit pérenne, il va falloir que je rende le processus viable, en achetant un tracteur, par exemple. Heureusement, financièrement, j’ai un père promoteur qui peut m’aider parce que je perds toujours environ 60 000 euros par an. La réalité économique est grave », confie l’agricultrice, posant indirectement la question, aujourd’hui sur toutes les lèvres, de l’après confinement. En tout cas, elle semble déjà y penser. « J’aimerais beaucoup livrer plus de produits à My Farmers, en tout cas je m’y prépare. Je trouve que c’est un pont intéressant entre la campagne et la ville, la qualité et la proximité. J’espère qu’ils garderont les particuliers pour la suite ». Ça se pourrait bien : selon les derniers chiffres « producteurs » (fournis par les données de l’entreprise), le modèle deviendrait intéressant pour certains : 9449 euros pour le Domaine des Faures (Civrac-de-Blaye), 1925 euros pour la ferme Tartifume (Pessac), 4623 euros pour « Le lopin malin » (Montpezat) ou encore 3641 euros pour « Porcs Noirs de Bordeaux » (Mérignac), le tout sur les deux derniers mois. Le bilan du montant des ventes pendant la période de confinement, lui, n’est pas encore à l’ordre du jour.

La situation de Valérie Gandré, maraîchère sur 2,5 hectares au Jardin en équilibre à Reignac, dans le Nord-Gironde, est encore différente. « Personnellement, c’était un bon moyen pour moi de toucher ma clientèle (plutôt âgée) du marché bio de Caudéran, qui a fermé. Ça ne compense pas toutes les ventes que je fais d’habitude, ça représente entre dix et quinze clients, mais ils ne commandent pas tous chaque semaine », confie-t-elle. « Comme je suis éloignée de Bordeaux, il a fallu trouver un fonctionnement pour les livrer le jeudi ou le vendredi matin parce que d’ordinaire, je vais livrer une AMAP à Talence le mercredi. Un ami apiculteur remonte sur Bordeaux pour les livrer en miel et achemine mes produits. Avec les AMAP, j’ai donné un coup de main à une productrice d’asperges et à un producteur de fromages, qui n’avaient plus leurs marchés, je livre aussi leurs produits ». La question économique est épineuse à poser mais, en gros, la réponse est fataliste. « Ça pourrait être pire. La mise en œuvre de ces autres fonctionnement permet de pallier un peu, même si ça ne remplace pas le fonctionnement habituel ». D’autant que la situation pourrait durer : si le marché de Caudéran a acté sa réouverture, impossible pour l’instant pour Valérie, son mari et leur salarié d’assurer la gestion de l’exploitation et la logistique de livraison de front.

Restaurants à domicile et résilience

Un peu sur tous les fronts, My Farmers s’est aussi lancée, il y a deux semaines, dans la livraison à domicile de plats préparés par des restaurateurs bordelais, évidemment à partir de produits locaux des agriculteurs partenaires. « Avant l’épidémie, on travaillait déjà avec une cinquantaine de restaurants à Bordeaux. On a fait pas mal de sondages avant la sortie de l’application, ils nous ont aussi aidé en nous apportant des idées à développer. C’était assez triste de voir les difficultés qu’ils rencontrent en ce moment, même avec les aides », commente Aidan. Le « test » grandeur nature a commencé avec deux restaurants, Le Loup et le restaurant Echo, à raison de deux plats chacun. « On ne voulait pas qu’ils s’engagent trop avant de savoir si ça fonctionnait ou pas. On livre leurs plats aux particuliers en même temps que les produits locaux en drive. On a de bons retours pour l’instant. On va adapter le modèle, mais ça peut aussi être une promotion efficace pour plus tard, ça créé un lien entre le restaurant et le consommateur ». Stéphane Raynal, chef au Loup, assure que c’est avant tout un challenge, lui qui réfléchit chaque jour à la manière dont il va se réadapter dès que la réouverture de son restaurants de 27 couverts sera actée.

« Je me suis dit que je pouvais tester. On n’a pas vraiment l’habitude de travailler comme ça en tant que restaurateur, on prépare plutôt des plats qui se mangent de suite. Là, on ne peut pas faire à la minute ». Son bœuf bourguignon et son tajine d’agneau, « des plats difficiles à préparer à la maison », vont s’enrichir de pâtes fraîches aux champignons et de porc noir mariné aux épices et purée de pomme de terre dès cette semaine. « Je pense que je vais continuer les livraisons, ça marche plutôt bien. Je réfléchis à une manière de faire mon métier différemment, mais j’ai du mal à voir comment pour l’instant. Ce qui est sûr, c’est que par rapport au prix de vente et au volume de plats que je prépare pour l’instant, ça ne me payera pas le loyer ». L’expérience est encore balbutiante, mais pour Aidan, qui réfléchit à lancer des « produits d’appel » (des sauces ou des pickles par exemple) pour développer encore le partenariat avec les restaurateurs, c’est un pari sur l’avenir. « On peut aller plus loin, c’est une vraie expérience, d’autant qu’il y a la touche d’un véritable chef derrière. En tout cas, on va continuer à proposer ça après le confinement, c’est sûr ». My Farmers défend donc un « revenu supplémentaire pour les restaurateurs » et un coup de pub bienvenu, même si ces deux arguments devraient mettre encore un peu de temps avant de s’installer durablement.

Les projets ne manqueront pas pour la société, qui est aussi engagée dans une étude, en partenariat avec l’ADEME, sur entre 50 et 100 fermes dans un rayon de 200 kilomètres. L’objectif de cette étude : développer des outils d’analyse et de prédiction pour fournir « des informations critiques aux agriculteurs, comme les possibilités de production en fonction de la taille de la ferme, du type de sol, de l’accès à l’eau, ect ». Derrière, un objectif caché : faire en sorte de lutter contre le gaspillage alimentaire. Ce dernier est plus qu’un enjeu anecdotique, puisqu’on estime qu’aujourd’hui, 13,8% de la production agricole mondiale est jetée avant même d’être vendue, autrement dit un aliment sur sept selon l’agence mondiale pour l’alimentation des nations unies. « Tous les producteurs font des produits très similaires au même moment. Souvent, il y a saturation de marché et donc un gaspillage. On voulait créer quelque chose pour donner à nos partenaires agriculteurs des informations clé, à la fois sur la logistique et le choix de leur produits en fonction de la demande », justifie Aidan Burney. L’analyse prédictive en agriculture est un marché très prometteur : selon Research and Markets, le marché de l’IA dans le secteur agricole devrait atteindre 2,6 milliards d’euros d’ici 2025 (il était évalué à 518,7 millions d’euros en 2017. Analyse des fermes, niveaux de rendements et taux de pertes par saison, systèmes et dépenses de production… autant de critères qui devraient être évaluées dans cette étude régionale, menée en partenariat avec Agri Sud Ouest Innovation et la DRAAF. « C’est le moment pour nous de prouver qu’on a pu s’adapter avec le même niveau de service que d’autres, mais des produits de meilleure qualité ». Pour My Farmers, plus qu’un test, le confinement est donc un tremplin, à la fois économique et idéologique. Espérons qu’ils sauront négocier le virage.

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