Une maison familiale a cela d’étrange qu’il reste toujours en elle des traces de nos vies antérieures. Comme des souvenirs enfermés dans des cadres photos, des places réservées à un passé commun dans la bibliothèque d’un salon, quelques chansons où des destinations qu’on a partagées. Le tout n’a beau être fait que de murs de béton et avoir une allure modeste, dès que l’on débarque dans l’un de ces endroits, on le sait tout de suite. La maison où vit Géraldine Feuga est à coup sûr de ceux-là. Des vestiges de la charcuterie du grand-père, des pots fabriqués à la main enfermés dans un placard où cachés sous une bâche, des citations écrites à la main et placardées au mur sur des morceaux de feuilles volantes, des photos en noir et blanc d’une jeunesse attirée vers d’autres objectifs où des cartes géographiques; on trouve tout ça dans son modeste fief de Sadirac.
Si tous les souvenirs et les chemins par lesquels est passée son actuelle propriétaire avaient un point commun, ce serait à coup sûr le pied marin. Aujourd’hui mère de famille n’ayant pas encore passé le cap de la cinquantaine (elle en a toujours quarante-neuf), elle exerce depuis maintenant neuf ans un métier singulier de matelot, naviguant entre Bordeaux, Blaye, Ambès ou Pauillac. Sa petite histoire un peu baroque surprend au détour des quelques lignes que l’on peut trouver dans un bouquin sur le port de Bordeaux, « Au fil du temps, au fil de l’eau« , sorti ce mois-ci et rédigé par la journaliste et auteure Gaëlle Richard. On a appris récemment qu’elle serait l’une des têtes d’affiches d’une tribune féminine à l’occasion de la Fête du Fleuve, le 30 mai prochain à la Station Ausone. On s’est demandé ce qui justifiait cette carte blanche pour parler de sa dernière vie, de son métier et de son expérience personnelle. Autant vous dire qu’on a tout fait pour trouver la réponse.
Ceux qui la fascinent
Géraldine Feuga cache toujours quelques surprises dans ses tiroirs. Elle parle d’une voix douce, apaisée, avec dans le regard un peu de la couleur de cette mer qu’elle aime tant. Dans son salon, on trouve quelques maquettes de bateau et un surprenant bouquin de « La Voile pour les Nuls ». Chaque détail compte. Cheveux sombres, habits de tous les jours, elle ne s’autorise aucune excentricité vestimentaire. Simple, naturelle, autant en tout cas que ce terme veut bien le dire. C’est dans ses souvenirs de famille qu’on retrouvera un peu de cette fantaisie qui, parfois, nous échappe. Géraldine est une enfant qui a toujours regardé vers la ligne d’horizon. Née dans un appartement du quai des chartrons, au deuxième étage, elle a très tôt une vue imprenable sur les hangars, la Garonne et le haut des bateaux. « Sur les trottoirs, quand j’étais petite, il y avait souvent des marins qui passaient, une activité réelle qui me fascinait », débute-t-elle, comme pour tenter d’expliquer l’évidence.
Quand les vies prennent parfois des airs d’albums de vacances, c’est que la chance est forcément un peu rentrée en jeu. Pour Géraldine, elle a été incarnée à travers Bonifacio, à l’intérieur d’une maison secondaire située sur le port, dans laquelle sa famille a passé de nombreux étés. Elle y passera toutes ses vacances jusqu’à l’âge de vingt ans, sans jamais se lasser du bruit des drisses et des bateaux qui rentrent, avec toujours cette envie d’évasion attachée au coeur par un solide noeud marin. « D’où ils viennent ? Où vont-ils ? Je veux partir avec eux et voir ce qu’il y a de l’autre côté. J’ai toujours un peu voyagé, mais tranquillement. Je ne suis jamais vraiment partie à l’aventure, mais le fait de côtoyer des nomades qui partaient en mer sur un bateau me fascinait. Je me sentais bien intégrée dans le village, j’ai plein de copains d’enfance, je n’ai juste pas fréquenté les mêmes écoles qu’eux. J’y retourne dès que je peux ». Elle y retrouve son amie Patricia ou Mathieu, le pompier devenu sauveteur en mer, qui sont un peu plus que de lointaines images un peu perdues dans les abîmes de l’enfance.
Double héritage
Géraldine a une famille recomposée, deux des « enfants » dont les noms sont inscrits dans une panière à courrier sont les siens, les autres ceux de son conjoint, travaillant la semaine à La Rochelle. Elle est aussi la petite fille d’un grand-père charcutier à Créon qui ne faisait pas que découper de la viande : peintre amateur, doué en dessin, à la clarinette et au violon, baryton, ce dernier a un bagage difficile à oublier. « Il recevait les clients sur la place de l’église en chantant des opéras. Il m’a appris à dessiner, à peindre. Il représente aussi un peu la nostalgie d’une vie qu’on ne peut plus avoir aujourd’hui. J’ai souvent pris conscience qu’il faut prendre le temps. De découvrir, de faire les choses ». Avec une mère professeur d’allemand et un père ingénieur sanitaire et social, elle se rend vite compte que les études sont pour eux un peu plus importantes que le reste, même si elle a quand même pu, gamine, participer aux cours de poterie de sa grand-mère dans un centre social, « sans savoir qu’un jour je serai céramiste ». Avec un frère à peine plus jeune, aujourd’hui devenu médecin, elle vit le divorce familial comme un partage géographique entre Sadirac et Bordeaux. Elle héritera un peu des deux.
« Mon père était un terrien, très accroché à sa terre natale, à son village. Ma mère, elle, a toujours rêvé d’aller ailleurs sans jamais bouger, elle l’a fait quand j’avais vingt ans, aux Antilles. L’un nous a apporté l’ancrage terrien et l’autre le mouvement, l’aventure ». Fait étrange : le plus bel été de Géraldine agite aussi son propre démon. « Quand j’avais neuf ans, je suis restée avec ma mère, mon frère et des amis pendant deux mois sur une île déserte dans le sud de la Corse. Elle s’était associée à un pêcheur de Bonifacio pour monter un restaurant sur la plage. On n’avait pas beaucoup de clients : les gens en voilier au mouillage, certains locaux qui nous amenaient des gens très riches. Ils arrivaient chez des sauvages, on était tous à moitié à poil, il y avait une espèce de petite paillote sur la plage. Notre rôle, c’était de faire la vaisselle avec le sable. Le pêcheur ramenait nos besoins tous les jours. Je sais que c’est mon plus gros traumatisme, parce que je ne m’en remettrai jamais. J’aurai aimé vivre toute ma vie comme ça, mais c’était impossible ».
Se laisser porter par le courant
Tout amoureux de la mer qui se respecte a aussi une part de rêve en lui, dira-t-on a Géraldine. Ce qu’elle acceptera et ce à quoi elle opposera aussi la réalité du quotidien. Le rêve ne fait pas manger. Du côté des diplômes, on ne peut pas dire que le parcours soit hyper studieux. Il est un peu hagard, traînant entre le fond et la surface. « J’étais ce qu’on pourrait appeler une bonne élève, jusqu’à un certain point ». La crise d’ado passera par là : quelques fugues, pas mal de cours séchés et un manque de motivation qui ne l’empêcheront pas de décrocher un bac littéraire. Mais Géraldine ne pourra jamais s’empêcher, ni à ce moment ni à aucun autre, de rêver, encore, d’un ailleurs. « Mon but, c’était de partir un an fille au pair en Australie, non pas que cette destination m’attirait, mais j’avais simplement envie de partir. Je ne voulais rien fuir, juste m’écarter un peu de ma vie. J’étais dans une période un peu rebelle, pas très bien dans ma peau, j’avais besoin de faire le point ». Finalement, elle ne verra jamais les côtes australiennes.
« Mes parents ont insisté pour que je termine mes études. Je me suis laissée faire. J’ai eu tort, parce que je voulais faire plaisir mais c’était à contrecoeur, je ne me sentais pas vraiment capable, je doutais de mes capacités ». Forcément, douter de soi-même est un mal que peu de monde ne peut guérir. Géraldine quitte son concours d’architecte à la fin de la première année. Elle part en voyage. D’abord à la Réunion, puis à Los Angeles pendant un an. La petite fille du terrien de Créon débarque dans le grand monde, âgée d’à peine vingt berges. Le jetlag sera rude. Pendant quelques semaines, elle s’essaye au télé-marketing, entourée « de blacks qui écoutent du rap toute la journée », plus dans une société de produits de beauté. Elle vivra pendant quelques mois sur un bateau, « sans naviguer mais c’était toujours mieux qu’un appartement. Avec la mer », continue-t-elle, « il y a toujours une invitation. C’est aussi un milieu très dur dans lequel j’essaie de toujours rester maître de moi, ça peut devenir dangereux très vite ».
Question destinations, elle a roulé un peu sa bosse : du Cap Vert aux Antilles, les Canaries, le Golfe de Gascogne et même une traversée de l’Atlantique il y a deux ans, jusqu’à La Barbade et encore un peu plus loin. Passionnée de voile, Géraldine avoue ne pas avoir l’esprit de compétition, même si elle a fait quelques régates dans lesquelles elle s’est décrite comme « imbuvable et ne tolérant pas l’erreur ». Quelques mois en Guadeloupe, des petits boulots et un DUG d’Histoire de l’Art plus tard, elle retourne au Cap Ferret faire la saison estivale. Dans sa jeune passion pour la photo, elle reste attirée par friches industrielles, vieux hangars et autres silos. Toujours un peu sur les bords. A 24 ans, elle se retrouve engagée pendant quelques mois pour réaliser le décor d’une édition de la Foire Internationale de Bordeaux (dont l’édition annuelle se tient en ce moment même). Elle fera aussi un job dans le commerce et le tri de déchets pendant trois ans. Autant Géraldine sait parfaitement se repérer sur l’eau, autant sur Terre elle se cherchera toujours un peu.
La potière du village
« Je suis plus encline à me former moi-même qu’à passer par des écoles d’élites. Je suis un peu rêveuse dans l’âme, c’est une part de mon caractère que je ne peux pas effacer ». Son côté positif et idéaliste l’empêcheront de trop s’en apercevoir, du moins jusqu’à la mort de son père, où l’inconnu devient effrayant. « J’ai eu une remise en question. Je n’avais pas de métier, pas de diplôme, un peu d’expérience mais pas diplomante… Je cherchais ce que je pourrais bien faire de ma vie. J’ai tourné un peu en rond pendant un temps ». Géraldine sonde son environnement, comme un plongeur le fond de sa pataugeoire. Elle regarde un peu partout avant de cesser de nier l’évidence. Elle réalise qu’elle vit dans un village très particulier dont la tradition de la poterie a fondé son propre musée.
Elle fouille dans son arbre généalogique et se découvre des ancêtres exerçant cet artisanat. Bref, elle trouve son prochain cap. « Je ne voulais pas prendre des cours, je m’intéressais à la pratique, au métier ». Formée par un potier plus jeune, entrée dans l’association pour s’occuper un peu de la fête annuelle qui se déroule à la mi-juin, Géraldine se met à tourner la céramique. Elle le fera les dix années suivantes avant de laisser la machine sécher dans un carton et après avoir vendu ses pièces un peu partout, des marchés au magasins en passant par la plus traditionnelle « Maison de la poterie ». Elle affirme avoir aimé cette « vie de bohème », principalement freinée par des problématiques d’ordre financier. « Je ne mangeais pas beaucoup, même si j’avais la chance de ne pas avoir de loyer. J’aurai tenu dix ans. Encore aujourd’hui, j’ai des commandes. J’avais du mal à en vivre, c’est ça qui m’a arrêté ».
Ohé, ohé, matelot
Passer du coq à l’âne est une expression bien trop commune, mais c’est celle qui convient le plus au dernier virage de Géraldine. Depuis 2009, elle est matelot au Port de Bordeaux, plus précisément remorqueur portuaire. Avec une équipe composée de deux matelots, d’un chef mécanicien et d’un capitaine, elle aide les paquebots, pétroliers et porte-containers à entrer dans le port et à s’y appareiller. C’est une histoire de coeur aux airs de chanson italienne qui l’aura amenée à se professionnaliser dans ce secteur, via une formation à Arcachon dans laquelle elle réussit à se faire une place. « J’ai réalisé que la mer, c’était autre chose qu’un terrain de jeu. Six mois après, j’étais embarquée au remorquage, mais c’était un hasard. Au départ, je voulais bosser sur des voiliers ». Un brin naïve et toujours enjouée par cette route inconnue, elle fait la connaissance d’un tout autre milieu. « Au début, je n’avais pas du tout conscience d’où je mettais les pieds. Le milieu marin de travail masculin, c’est sûr que c’est très particulier pour une femme qui vient de la céramique. On se demandait un peu ce que je foutais là. Aujourd’hui, j’ai ma place. Quand des jeunes ou des nouveaux arrivent, c’est moi qui leur explique ce qu’il faut faire ».
C’est d’ailleurs le principal sujet sur lequel elle s’exprimera lors de la table ronde de la Fête du Fleuve : être une femme dans un monde d’hommes. « Pour s’adapter, tout dépend du caractères de chacun. J’ai essayé d’observer un peu les premiers temps pour savoir quel comportement je devais adopter, sans vouloir trop plaire. C’est toujours très difficile de s’intégrer quelque part, c’est compliqué de montrer qui on est. On a toujours quelque chose à apprendre par rapport à ce que l’on recherche. Ça m’a appris à me connaître un peu plus moi-même, à m’adapter aux choses. Même si on fait souvent les mêmes tâches, je n’arrive pas à me lasser de tous les levers et couchers de soleil que je peux voir. Ma faculté contemplative est toujours au top. Bien sûr, c’est aussi alimentaire, mais ça reste sur l’eau ».
Adieu le rêve de partir pendant des mois sur un voilier, la vie de famille passe avant l’envie d’évasion. Géraldine restera au port pendant encore quelques années. Elle aimerait bien écrire une histoire, peut-être celle qu’elle a vécu à Cuba et à laquelle on pourrait consacrer tout un chapitre et qu’elle vous racontera peut-être si vous lui demandez. Au rang de ses autres projets, on sait qu’elle est à la recherche d’un nouveau bateau. Peut-être pour repartir au Cap Vert y accueillir des gens pendant leur séjour et revivre, un peu par procuration, un peu de cette année au soleil d’une île déserte de Corse du Sud qui l’aura tant marquée. Parfois, la subjectivité des souvenirs ne s’explique pas, même si on essaye de toutes nos forces. Jamais très loin des vagues mais toujours assez près du récif familial, Géraldine Feuga aura toujours su mener cette vie entre deux bassins sans jamais vraiment se sentir à l’étroit. « Mon frère a réussi ses études. Moi, je n’ai aucun diplôme mais je m’en fous. Je suis celle qui aime prendre les chemins de traverse. De toute façon, quoi que j’ai fait dans ma vie, je n’ai jamais eu l’impression d’avoir perdu mon temps ». Il restera une part de mystère, certaines choses qui ne seront qu’effleurées. Des virages hasardeux ou des souvenirs un peu hantés qui ne diront pas leur nom. Juste parce que, comme l’a dit une fois Alessandro Barrico dans un de ses romans, « La mer est sans routes, la mer est sans explications ». Pour Géraldine, le voyage a toujours compté beaucoup plus que les destinations.