« Ghetto urbain » ou « Petite cité dans la prairie », deux regards sur la banlieue


Deux livres viennent d'être récemment publiés sur la vie dans les « quartiers en difficulté », deux livres que tout oppose malgré un thème commun. Le premier, "Ghetto urbain", signé par le sociologue Didier Lapeyronnie, est le compte rendu d'une enqu

Alban Gilbert

« Ghetto urbain » ou « Petite cité dans la prairie », deux regards sur la banlieue

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Temps de lecture 7 min

Publication PUBLIÉ LE 15/12/2008 PAR Vincent Goulet

Didier Lapeyronnie et Laurent Courtois ont choisi d’étudier la « zone sensible urbaine » de Basseau à Angoulême, une ville qui connaît un fort taux de chômage suite à la désindustrialisation. Le livre, très épais, fourmille d’anecdotes, de portraits et de récits de vie, les deux sociologues recherchant « la vérité, ou plutôt les vérités du ghetto dans la parole et les réflexions de ses habitants, dans la façon dont ils fabriquent le sens de leur situation personnelle et collective ». Pour ceux qui connaissent peu les banlieues, quelques-unes de ces « vérités », même si elles n’ont rien de très nouveau, sont bonnes à être rappelées : les habitants des quartiers ne sont pas « abandonnés » par les pouvoirs publics mais au contraire soumis à un maillage très étroit des institutions (services sociaux, animateurs municipaux, police, justice), si bien qu’ils peuvent avoir le sentiment que leur destin leur échappe ; une grande partie de la frustration ambiante est explicable par le décalage entre le désir de participer à la société de consommation et l’absence de revenus suffisants pour y accéder ; beaucoup d’espoir sont mis dans l’école républicaine, avec les désillusions qui s’en suivent ; les cités fonctionnent comme des villages où la séparation entre les sexes est forte, où les commérages et les questions de réputation des familles sont importantes.

Une focalisation sur les jeunes d’origine maghrébine

Ghetto urbain
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Mais, au fil des pages, le malaise grandit : la diversité sociale et culturelle du quartier, qui est pourtant affirmée dans l’ouvrage, est peu à peu négligée dans l’analyse ; le propos se focalise sur les jeunes gens d’origine maghrébine, qui compose pourtant une minorité de cette cité d’Angoulême (qui ne compte que 10 % d’étrangers, ce qui est relativement peu pour une « zone urbaine sensible »). La notion « d’étranger », pourtant très fortement imbriquée avec les classes populaires (qui sont très souvent étrangères ou d’origine étrangère), n’est pas déconstruite. Des témoignages ou des micros récits d’habitants, parfois hauts en couleur, reprennent les lieux communs du trafic de drogue, de la circulation des armes ou de l’influence des imams sans que l’ampleur de ces phénomènes et les façons dont ils sont effectivement possibles ne soient expliqués. On a parfois l’impression que leurs interlocuteurs en « rajoutent » un peu, tandis que le commentaire des sociologues semble souscrire à « l’éthnicisation » du « problème des banlieues », reprenant à leur compte ce qui est subjectivement vécu par les habitants du quartier comme des rapports entre « races ». Bref, malgré tout l’intérêt de ces pages plutôt vivantes, il manque une démonstration sociologique qui apporte quelque chose de neuf à ce que l’on sait déjà des banlieues.

Peut-on vraiment parler de « ghetto » ?
Le sentiment d’insatisfaction est renforcé par le fait qu’au lieu d’une analyse originale ancrée dans le terrain étudié, de très nombreuses références sont empruntées à la littérature sociologique sur les ghettos américains. Certes, les auteurs préviennent à plusieurs reprises que ce quartier angoumoisin ne peut être totalement assimilé à un « ghetto » au sens courant, mais ce terme apparaît systématiquement sous leur plume jusqu’à devenir un synonyme commode de « quartier populaire », « quartier HLM » ou « quartier en difficulté ». En répétant à longueur de pages ce mot, les auteurs risquent d’imposer un cadrage conceptuel qui reste inadéquat et apporte un surplus de confusion dans la façon de nommer et de représenter la banlieue : si l’on veut, comme aime à le faire les sociologues, « rompre avec le sens commun », « ghetto urbain », dont l’adjectif qualificatif frise le barbarisme, est une régression par rapport au terme aujourd’hui trop peu usité, mais certainement plus juste, de « quartier de relégation ».

« La petite cité dans la prairie », un récit coup de poing !

La petite cité dans la prairie
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Autre regard sur la banlieue, La petite cité dans la prairie, le livre de Rachid Santaki n’est en rien un ouvrage de sociologue. Ici pas de position de surplomb, pas de jargon scientifique ni de références savantes – mise à part lapréface de Bzit, chichaïnologue diplômé, dont le blog fait un tabac sur skyrock.com. Malgré le titre et la préface, le bouquin de R. Santaki n’a rien d’humoristique, la vie est plutôt rude, cocasse parfois, tragique souvent. Sans effet de style, de manière simple et percutante comme un uppercut (l’auteur est un praticien de boxe anglaise et thaïlandaise), il raconte son parcours de « jeune de banlieue »: le Maroc de la petite enfance et ses visites estivales les années suivantes, Saint-Ouen, Saint Denis et La Courneuve, le père qui maltraite la mère ce qui entraine leur divorce, les liens forts qui l’unissent à ses frères dont l’un décède soudainement, une scolarité ratée, les embrouilles avec les gars de la cité, la recherche de la femme idéale… Le livre est une sorte de carnet de bord où l’auteur note ce qu’il fait et qui il fréquente, décrivant les transformations de son « réseau social » : à force d’opiniâtreté, Rachid Santaki sort de la banlieue pour, sans la trahir, devenir responsable d’une revue de culture hip hop. Dans ce récit, pas de « blabla » ni d’introspection, ses jugements sur les autres se limitent souvent à des ressentis ou à des intuitions : le monde se divise entre « ceux qui l’ont déçu » et « ceux sur qui il peut compter », ou encore, ceux avec qui il sent pouvoir faire un bout de chemin et ceux qui semblent trop loin de son monde.

Photographie Alban Gilbert

« La vie est pire qu’un film, c’est une histoire d’amour déchirée par les événements »
La question des « filles », ou dit autrement, celle du « choix érotique et matrimonial » est centrale et symbolise tout le destin social du juene homme, écartelé entre ses racines marocaines et son investissement dans la société française. Il rencontre, par exemple, Claudia en Suisse chez sa tante marocaine immigrée à Zurich : « Le samedi, nous allons dans une soirée. Mais ce n’est pas mon délire, c’est une ambiance « Dance ». Je louche sur le décolleté de Claudia. Je l’emmène dans un coin discret et nous flirtons. Elle me parle de ses parents. Apparemment, elle s’ennuie, ici ; il y a de quoi Zurichstrasse, ce n’est pas Paris ! La soirée s’achève, je rentre prendre ensuite mon train. J’appelle une fois, elle me parle de son travail, mais je ne garde pas le contact. Ma tante en parle à mon père qui va me saoûler en me demandant pour la énième fois pourquoi je vais vers les Arabes. Effectivement, Claudia est très belle, mais c’est une Européenne. Elle ne m’attire pas plus que ça. » Le jeune homme finit par résoudre cette contradiction en épousant une maghrébine, qui se consacre à leurs enfants et à la sphère domestique, pendant qu’il fréquente « en tout bien tout honneur » des jeunes filles plus diplômées et à l’origine sociale plus élevée à travers ses activités journalistiques.

S’en sortir par la défense de sa propre culture
Coursier en journée dans une administration d’Etat (la Délégation Interministérielle pour la Ville, qui s’occupe justement, coïncidence assez savoureuse, du « traitement social » des banlieues), Rachid Santaki s’investit donc, le reste du temps, dans la médiatisation de la culture hip hop. Culture doit être pris ici au sens anthropologique du terme, dans l’acceptation pleine et entière de « sens partageable donné à l’existence ». A travers la mode streetwear, les sports de combat et le foot, la musique rap et la danse hip hop, se construisent un mode de vie et des valeurs communs à tout un groupe social, celui des « jeunes banlieusards » qui, parfois, ne sont plus très jeunes et qui ne sont pas tous issus de l’immigration. Mais, comme toute culture, cette culture urbaine communique avec les autres et touche d’autres milieux sociaux, comme l’a par exemple montré la sociologue Dominique Pasquier en étudiant la « culture lycéenne » qui devient un amalgame entre culture légitime, transmise par l’école, et la culture de rue, transmise par les camarades de classe.

Les nouvelles technologies ainsi que la dérégulation et les mutations du monde de la presse sont pour Rachid Santaki une opportunité pour conquérir une place sociale a prioriinaccessible. On peut ainsi suivre l’ascension sociale d’un jeune homme qui prend progressivement ses distances avec sa cité d’origine et sa famille pour intégrer, par la porte du hip-hop, le milieu de la communication et de la confection, du show-biz et des médias parisiens.« Je n’ai pas fait fortune, mais j’ai vécu de belles choses, sans diplômes, sans encadrement, en apprenant sur le tas. ».Aujourd’hui rédacteur en chef de 5styles magazine, le « recto verso des styles urbains », diffusé gratuitement chaque mois à 50 000 exemplaires dans les réseaux Fnac, Courir et SNCF, Rachid Santaki tente de concilier ses identités multiples et pose un regard lucide sur son parcours, récusant le terme de « ghetto » et les clichés sur la banlieue sans minorer pour autant la dureté de ce monde.

Moins littéraire que les récits d’Abd al Malik, (Qu’Allah bénisse la France, chez Albin Michel) ou de Magyd Cherfi (Livret de famille, Actes Sud), moins « réflexif » que le dialogue de Younès Amrani avec Stéphane Beaud (Pays de malheur, La Découverte), le livre de Rachid Santaki est néanmoins un document exceptionnel pour qui veut tenter de comprendre de l’intérieur ce que les sociologues peinent à saisir de l’extérieur, malgré toute leur bonne volonté d’écoute.

Photographies : Alban Gilbert

Vincent Goulet

« Ghetto urbain. Ségragation, violence, pauvreté en France d’aujourd’hui », Didier Lapeyronnie avec Laurent Courtois, Robert Laffont.

« La petite cité dans la prairie », Rachid Santaki, Le Bord de l’Eau Editions.


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