S’il ne s’agit que d’un divertissement pour l’écrasante majorité, il y aurait quelques centaines de véritables professionnels français. Nous en avons rencontré un, qui vit de parties de poker et de paris sportifs. Il nousdévoile le dessous des cartes “du plus beau des jeux de hasard”. Alexis, 29 ans, landais d’origine, habite Bordeaux depuis dix ans. Le sort facétieux lui a donné le même prénom qu’à Ivanovitch, le joueur de Dostoïevski. Comme chez le héros russe, la mise est d’une élégance un peu bohême. Le nôtre porte une veste de velours ras grande ouverte, des souliers terre de sienne qui auraient mérité d’être cirés et lacés, et un pantalon de lin blanc, souvent constellé des mille cendres de sa cigarette maladroite, comme une pluie de trèfles ou de piques éparpillés. Derrière les lunettes, ses yeux noirs s’enfoncent dans les vôtres ; ils cherchent déjà le coup ou la question d’après.
“Le jeu du 21éme siècle”
Selon Alexis, “le poker n’est pas juste un effet de mode, c’est un phénomène qui va encore s’amplifier, car c’est un jeu universel dont on apprend les règles en cinq minutes, et que des Chinois peuvent jouer en un clic contre des Suédois”.Ou contre des Français. Or, selon la loi française, le poker avec mises d’argent n’est autorisé que dans la quinzaine de cercles de jeux accrédités et dans les casinos. Un certain flou juridique demeure pour la pratique du poker en ligne, et les internautes en profitent. Fort de cette immunité, Alexis nous donne sa définition du poker : « ce n’est pas du tout un jeu de pur hasard. C’est de la psychologie, des probabilités, et de la chance, aussi, c’est vrai. Mais ce dernier facteur s’efface avec le temps ; sur le long terme, le bon joueur est toujours gagnant ». Nul doute que c’est dans cette catégorie qu’il se classe : « c’est la patience, la discipline, le sang-froid et la connaissance du jeu qui font la différence entre un joueur moyen et celui qui le battra régulièrement ». Il joue aujourd’hui sur des tables vingt fois plus chères qu’à ses débuts, il y a trois ans : l’ensemble des mises, sur une seule donne, y dépasse régulièrement les 200 euros. « J’ai vu des mecs perdre 2000 euros en un quart d’heure », dit-il, l’œil brillant. Au poker, plus que nulle part ailleurs peut-être, le malheur des uns fait le bonheur des autres…
On parie ?
L’autre métier de notre joueur, c’est le pari sportif. En 1985, le petit Alexis a sept ans, et quand ses camarades de classe jouent au foot à la récré, il fait ses premiers paris au loto sportif, qui vient de voir le jour. “Je jouais mon argent de poche, cinq ou dix francs par semaine”, raconte-t-il en souriant au souvenir de ses premières victoires sur le hasard. Il est aujourd’hui devenu un parieur expert : “C’est toujours un combat contre les bookmakers. Ils fixent une cote, et il faut faire le tour des sites pour trouver celle qui est la plus intéressante”. Alexis déconseille de parier sur le foot, “trop aléatoire”, mais recommande le tennis ou le rugby, où il est “plus facile de battre les books”. “Ils sont basés à l’étranger. Ils ont donc moins d’infos que nous, qui pouvons décortiquer Midi Olympique pour les matchs du Top 14 ou de Pro D2”, explique-t-il. C’est d’ailleurs à l’occasion d’une rencontre de rugby qu’il a réalisé l’un de ses plus beaux coups : “c’était un obscur match de challenge européen, Padoue-Bayonne, en janvier dernier. Les deux équipes étaient éliminées, et je savais que Bayonne ne prenait pas la compétition au sérieux : j’ai misé sur les Italiens. La cote était à cinq contre un.” Les Padouans ont gagné 17 à 5.
“Même mon banquier ignore combien je gagne !”
Quand on parle argent, Alexis réajuste ses lunettes noires : “Je ne tiens pas de comptabilité”.“Aucune somme ne transite sur mon compte français”, déclare le joueur en arborant une carte de crédit canadienne.“Le gros risque, ce sont les impôts”, souffle-t-il. On comprend sans peine à son sourire un coin que les choses ont changé depuis l’époque où il vivait “aux crochets de ses parents”, il y a seulement trois ans. Mais il se rembrunit vite quand il évoque ses difficultés du mois dernier : “j’ai pas mal perdu. Du coup, en ce moment je fais des paris plus sûrs et je joue des tables moins chères : au poker, plus les mises départ sont élevées, plus le niveau l’est aussi”.
Cyber, poker, salaire
Alexis juge ainsi son mode de vie : “ce n’est pas stressant. Tu vis comme tu veux, tu n’as pas de contraintes…” Mais le bluff ne prend pas, et son stress est palpable. Son teint rappellerait presque les figures un peu usées des jeux de cartes battus lors des tarots dominicaux familiaux. “Le poker en ligne, c’est une drogue, comme le tabac ou l’héroïne”, reconnaît-il lui-même.C’est d’ailleurs pour ça qu’il n’est pas abonné à internet, et qu’il se rend chaque jour au cyber-café pour jouer, ou plutôt, travailler, comme un employé qui va au bureau. “Au début, je jouais dix ou douze heures par jour, maintenant c’est entre six et huit”.
“Demain, demain, tout sera fini !”, promet Ivanovitch à la dernière ligne du Joueur de Dostoïevski. Notre Alexis ne l’entend pas de cette oreille, du moins pour l’instant : “l’année prochaine, dès que j’ai mis assez d’argent de côté, je pars à Las Vegas, pour jouer au Bellagio, le temple du poker, et tenter de me qualifier pour les WPT”, les championnats du monde. Mais pour cela il faut gagner, et le joueur bordelais de s’asseoir derrière un écran du café-internet où il a ses habitudes, l’index en éveil, prêt à se coucher, miser, ou relancer. Au boulot !