La réussite de l’histoire de Bruna, cette jeune femme qui vivait au 2ème étage de la maison familiale de son mari dans la ville de Split, avant d’aller en prison pour avoir empoisonné sa belle-mère, est au carrefour de ce constat.
Bruna, c’est d’abord le destin ordinaire d’une femme devenue meurtrière. Si tant est que liquider quelqu’un, à petit feux, à coup d’injections lentes de mort aux rats dans ses repas soit quelque chose de banal. Mais ce n’est pas l’aspect moral du crime auquel s’attache le récit, pas plus qu’à l’enquête criminelle. Non, ce serait plutôt l’étude d’un canevas littéraire, d’une personnalité attachante et pourtant lisse jusqu’à une neutralité dans les actes essentiels de la vie courante, qui lui fait dire, dans sa conversation avec sa copine venue la voir en détention : « on n’est pas mal en prison, » lui dit-elle « …car elle ne peut pas lui dire la vérité vraie : à savoir que la prison lui convient bien ». Et plus loin : « Bruna a derrière elle des années aussi longues et plates que l’électrocardiogramme d’un mort… il n’y a pas de surprise ici, pas de changement, pas de décision à prendre. On n’est pas obligé de planifier : et le fait de ne pas avoir à planifier procure à Bruna un plaisir pâteux et singulier ».
En fait et de manière paradoxale, on peut dire qu’elle s’éclate dans sa tâche de cuisinière, la préparation des repas aux autres détenues. Et c’est même une constante du livre que de saisir Bruna, à différents moments de sa vie, avant, pendant et après la prison- où elle aura passé 12 ans – dans la préparation attentive et minutieuse des repas : que ce soit auparavant auprès de la famille de son mari et, plus tard, dans son poste de travail dans un restaurant sur une île de la côte dalmate.
Une femme énigmatique
La construction du roman est ainsi bâtie sur ces allers-retours, puisqu’on découvre Bruna en prison, avant de remonter les fils de l’affaire et de la suivre ensuite lorsqu’elle est en liberté provisoire. On dirait que l’auteur, et c’est tout son talent, nous fait découvrir, quasiment dans le même tempo que lui-même, la manière dont sa créature s’adapte -ou pas- aux situations successives de son existence : une sortie en boîte avec sa meilleure amie et la voilà amoureuse du garçon, Frane, rencontré alors.
Très vite elle entre dans le clan familial de son futur mari, non sans trébucher sur les aspects mortifères de cette famille. Mais comment sortir de cette espèce de gangue qui, insidieusement, la neutralise et étouffe toute velléité de la combattre ? La question centrale est au fond comment maîtriser son destin, interrogation qui aussi celle des personnages de son roman précédemment sorti aux mêmes éditions Agullo, L’eau rouge. Au lecteur d’évaluer comment Bruna s’en sort.
Deux réflexions encore pour appuyer l’admiration vouée au roman : l’acte de cuisiner irrigue le texte non seulement par le soin apporté à la description, et de la besogne et du détail des plats confectionnés, mais encore à l’étrange sentiment de puissance qu’elle ressent à nourrir ainsi tous ces convives, si divers dans sa carrière. Enfin faut-il retenir la puissance allégorique de la relation de cet emprisonnement et de l’absence ressentie de rupture avec sa condition lorsqu’elle est enfin libre, comme une métaphore même de la condition de son pays ? Bruna demeure un personnage énigmatique, labouré par la vie qui s’écoule, magnifiquement campé dans l’épaisseur d’un mystère de vie par son auteur.