L’actualité du Roman Noir : Jean-Patrick Manchette, de L’Affaire N’Gustro aux Lettres du Mauvais temps


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L'actualité du Roman Noir : Jean-Patrick Manchette, de L'Affaire N'Gustro aux Lettres du Mauvais temps

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Temps de lecture 4 min

Publication PUBLIÉ LE 10/09/2020 PAR Bernard Daguerre

Jean-Patrick Manchette : L’Affaire N’Gustro (avril 71) – Réédition Série Noire- Juin 2020- 221 pages- 14 €-

Lire (ou relire) L’Affaire N’Gustro peut se faire à deux niveaux : un rappel historique de ce que fut « l’Affaire Ben Barka », comme on disait à l’époque, l’enlèvement en 1965, en plein jour et à Paris d’un opposant au régime dictatorial marocain, remis, on l’apprit par la suite, à des personnalités politiques de son pays, dont le général Oufkir, ministre de l’intérieur, tout cela sur le territoire français. Son corps ne fut jamais retrouvé et ce fut le début d’un scandale qui ébranla la Vème République et son président ; la collaboration de barbouzes, d’officines troubles françaises, voire de policiers, fut avérée. Alors adolescent, je me rappelle la conférence de presse du Général de Gaulle qui balaya la question de la responsabilité de l’État d’un ironiquement superbe « c’est l’effet de mon inexpérience », salué par des rires complaisants dans l’assistance ; avant, il est vrai, de se reprendre et de répondre sur le fond. Et tout dernièrement le livre de mémoires d’un agent israélien du Mossad raconte que Ben Barka fut enterré dans les fondations d’un immeuble, en banlieue parisienne.

C’est aussi le roman de J.P. Manchette, œuvre de fiction écrite 6 ans après les faits, qui prend à contre-pied l’indignation générale pour bâtir les confessions d’un nihiliste fascisant (un mélange du héros de l’Enfance d’un chef de Sartre, du destin perdu du personnage du Petit soldat, le film de Godard et un exemplaire de jeunes gens bien arrimés à l’extrême droite de l’époque). L’auteur imagine un dénommé Henri Butron, jeune voyou issu d’un milieu bourgeois, raciste, machiste et violent, faisant le coup de poing contre l’extrême gauche avec ses comparses, rescapé de la guerre d’Algérie ; non sans, finalement, être fasciné par l’intelligentsia de gauche, alors en croissance exponentielle – on est dans les années 1960-, et l’image qu’il arrive à se donner de lui-même, dans le miroir qui lui est alors tendu. Pour faire bonne mesure, l’auteur ajoute la participation du tout jeune Henri B. au cinéma « libidineux » (entendez pornographique, l’expression est de l’auteur dans sa correspondance) et bien sûr les rapports troubles avec un opposant- N’Gustro- d’un régime imaginaire d’Afrique subsaharienne. Être « salace et vil » (encore une qualification que l’auteur s’amuse à appliquer à lui-même, à nouveau dans ses lettres), Butron finit mal, on l’apprend dès les premières pages du roman. Manchette, prenant à contre-voie la carte du tendre traditionnelle du roman noir politique, joue avec les codes, malignement, poussant son lecteur à s’interroger sur le sens même de sa lecture d’un roman policier. Il en résulte une œuvre toute agitée des ressacs de la dérision et d’une auto- dérision, mais absolument dénuée de cynisme, et dont le lecteur sort « ravi des orteils à l’entendement », selon la bienheureuse formule de l’auteur même.

La préface à la fois personnelle et savante de Nicolas Le Flahec, universitaire bordelais, et la lettre inédite et émouvante de Manchette encadrent la présente réédition de ce précieux roman.

Jean-Patrick Manchette : Lettres du mauvais temps– Correspondance 1977-1995- préface de Richard Morgièvre- Éditions de La Table Ronde- 539 pages-27,2 €- mars 2020

Ce recueil de lettres écrites par Manchette entre 1977 et 1995, date de sa disparition, complète l’actualité littéraire de l’auteur1. Soit 213 missives adressées à des interlocuteurs aussi nombreux que divers : dans le désordre, les auteurs américains Donald E. Westlake et Ross Thomas (ce dernier, un peu oublié mais hautement recommandable), dans leur langue vernaculaire, tout comme certaines lettres aux écrivains de langue espagnole ; les traducteurs de ses romans en langue étrangère pour les semoncer d’importance, mais avec une exquise politesse sur les inexactitudes de leur texte ; ses amis comme Pierre Siniac et d’autres rares écrivains pour dire en général tout le bien qu’il en pense (Jean Echenoz..). Il écrit admirablement, je reste confondu et fonds d’admiration devant l’élégance et pour le dire balistiquement, l’extraordinaire puissance d’arrêt de sa prose. Pour rester dans le noir contexte, sa langue cogne souvent comme un crochet du gauche (voir par exemple les lettres aux écrivains Jean-François Vilar ou Serge Quadruppani). Il est toujours sincère et direct, et la dernière missive du recueil adressée à des élèves d’un lycée professionnel de Dordogne et à leur professeure est belle à ce titre et comme un prégnant testament littéraire, transmission à de jeunes lecteurs. Ajoutons son amour des échecs (qu’il partage avec le privé Marlowe de Chandler) et sa science du coup à l’avance, à l’œuvre entre autres dans cette affaire N’Gustro, on y revient. On conclura cette présentation par le souci constant de son engagement « dans un boulot de critique de [sa] propre activité » de romancier, ce qui rend encore plus passionnante la lecture de ces écrits.

1 Voir aussi le recueil Play it again, Dupont Chroniques ludiques, réédition d’articles sur les jeux de stratégie- Éditions de la Table ronde – 2020-152 pages

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