Karfa Diallo, paradoxe militant


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Karfa Diallo, paradoxe militant

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Temps de lecture 8 min

Publication PUBLIÉ LE 18/02/2016 PAR Romain Béteille

« Le sénégalais qui veut réveiller les consciences », « l’extrémiste », « le Malcolm X sur Garonne ». Au fil des années, Karfa Diallo, de par sa capacité a élever la voix sur un sujet tabou, le commerce des esclaves à Bordeaux, s’est vu attribuer une multitude de surnoms, tous plus symboliques les uns que les autres. Le fondateur de l’association Mémoires et Partages, anciennement « Fondation du Mémorial de la Traite des Noirs », lancée en mars 2015, ne peut pourtant pas se résumer à ces quelques diminutifs. Sur les étagères de son petit bureau de la rue des Capérans à Bordeaux, on trouve des ouvrages sur « La Fracture Coloniale » ou « Être Esclave ». Lunettes à monture marron, barbe naissante et ton faussement timide, Karfa Diallo se livre, sans tabous. A 45 ans, ce sénégalais d’origine n’a trouvé son engagement pour la reconnaissance de la traite des noirs qu’assez tard dans sa vie étudiante. Son engagement militant, en revanche, a débuté dès le lycée. Enfant d’une banlieue entourant la ville de Dakar, ayant grandi au milieu d’une surpopulation grandissante issue de l’exode rural, venant s’entasser dans des maisons de tôles et de broc, l’engagement de Karfa Diallo naît en fait dans le sport.

« J’ai d’abord commencé à militer dans des associations sportives. Il y a au Sénégal une sorte de championnat de quartier, les navétanes. J’étais passionné de foot, mais comme je ne savais pas trop bien y jouer et que je voulais quand même rester dans le milieu, je me suis fait dirigeant du club de mon quartier pendant quelques années ». Une façon pour lui de se rendre utile, d’affirmer un rôle de leader en coulisses. Sans doute là le fruit d’un fort complexe oedipien. « Mon père était quelqu’un de très engagé, responsable politique du parti au pouvoir à l’époque. Je ne partageais pas du tout ses engagements et mes premières armes dans le mouvement syndical, associatif et étudiant étaient peut-être une façon de m’opposer à lui, de m’affirmer. C’était un homme très autoritaire. Le parti qu’il soutenait me semblait sclérosé, totalement en décalage par rapport aux besoins de la jeunesse sénégalaise ».

L’indépendance à tout prix 

Au lycée, il commence à s’engager, sans jamais être partisan. « Cette obsession de l’indépendance a peut être été un obstacle à une carrière politique éventuelle mais il m’était impossible de la trahir ». Son militantisme, il le doit donc à la fois à son désir d’indépendance et à la réalité sociale de son pays. Délégué de classe, représentant à l’amicale, membre de la coordination des élèves du Sénégal, Karfa est de tous les bords à la fois. Il se destine à être avocat, un métier qui le fascine. Mais quand on lui demande de choisir son orientation, il y préfère le droit public. Il prend ses marques et s’investit de plus en plus : responsable de l’amicale, membre du conseil d’administration, il y affirme d’avantage sa démarche et son indépendance. Il se met rapidement en rupture avec la culture syndicale sénégalaise, « qui obéit beaucoup à la loi de « la fin justifie les moyens ».

A cause de la politisation grandissante chez les étudiants, Karfa se fait déjà pas mal d’ennemis. Il découvre aussi la question de l’esclavage à cette époque, la négritude étant un courant de pensée à la mode. Fréquentant l’île de Gorée, il s’initie aux idées panafricanistes. C’est avec ce sujet, qui occupera la majeure partie de son temps jusqu’à aujourd’hui, qu’il prend connaissance de Bordeaux. « Le Sénégal est extrêmement lié à Bordeaux », affirme Karfa, « du fait de la traite des noirs et de l’esclavage, mais surtout du fait de la colonisation. Je découvre ces liens au fur et à mesure ».

L’exode bordelais

« Comme tous les jeunes africains, j’ai ce mythe de Paris, de la France. J’en rêve encore plus parce que j’ai grandi dans cette mayonnaise de la négritude. Mes profs me disent : « si tu veux vraiment faire des études de droit, va a Bordeaux ». Je voulais faire Sciences Po ». Sans un sou en poche, le jeune universitaire profite des célébrations autour du 90ème anniversaire de Léopold Sédar Senghor. On lui demande de faire une communication autour du personnage et de son « message à la jeunesse » et de venir le présenter à Paris. Suivent un premier séjour bref à Bordeaux et quelques problèmes administratifs dus au refus d’être un « sans-papier ». Karfa a pourtant frôlé cette situation, qu’il dénonce : « avoir vécu ces difficultés là où un jeune désireux de travailler, de s’intégrer, d’apprendre se retrouve bloqué par la bêtise administrative, c’est quelque chose qui me révolte profondément. Je reviens avec cette sorte de colère en moi. Ca a été formateur, j’ai quand même découvert les deux visages de la France : l’administratif, bête et méchant, et l’humain ».

Installé durablement, il continue son militantisme dans des associations étudiantes, notamment la très communautaire AfricaPack. Le passé négrier de Bordeaux ressurgit à travers des rencontres. Karfa veut politiser le sujet, pas les autres membres de l’association. Il lance en solo sa première association, DiversCité, qui va perdurer jusqu’en 2010. C’est durant ces années qu’il crée des « marches revendicatives » dans les rues de Bordeaux autour de la question de l’esclavage, qui réunissent tous les dimanches près de 300 personnes. L’intitulé ? « Bordeaux, port négrier, assume ton histoire ». Il revient avec une certaine ironie sur cette violence verbale de l’époque. « C’était inimaginable, violent pour une certaine élite bordelaise, même si notre démarche n’était pas communautaire. A la décharge de la ville de Bordeaux et de la droite, c’est une élite bordelaise et aquitaine qui ne veut pas s’appesantir sur cette histoire. Ce déni, cette indifférence à la question des héritages africains transcende les clivages droite-gauche ». Ces idées là, il les assume encore aujourd’hui.

Parenthèse politique

Celui qui affirme sans sourciller que « tous (ses) engagements associatifs sont aussi politiques » a conscience d’avoir une réputation d’extrémiste. Il la justifie : « J’ai touché du doigt ce qui fait mal, ce que tout le monde évitait soigneusement. Jusqu’à ce qu’on arrive, la question du passé africain de Bordeaux n’était pas abordée. Beaucoup d’acteurs culturels parlaient de l’Afrique aux Bordelais, une vision presque exotique. J’ai vu les traces. Cette ville est une ville africaine. On ne peut pas avoir eu 400 ans de relations avec un continent aussi important que l’Afrique sans laisser de traces ».

Auteur de plusieurs bouquins sur le sujet, là encore sur le tard, Karfa a tenté de respecter son engagement non-partisan. Il a pourtant été tête de liste pour « Couleurs Bordelaises » en 2001. Score final : 4%. Aucun élu à la mairie. Mais pour Karfa, la victoire est ailleurs. La liste, construite en à peine deux mois, s’inscrit dans le contexte d’une démocratie participative alors naissante. La petite formation bouscule, l’agenda politique bouge. A la fin de l’année 2001, la mairie d’Alain Juppé crée le Conseil des Communautés étrangères, qui sera transformé en Conseil de la Diversité. « Ce que nous voulions, c’était exister. J’ai toujours gardé ça en tête : une ville capable de donner sa chance à quelqu’un qui est arrivé il y a cinq ans et de lui faire confiance sur un sujet aussi difficile, c’est une ville qui méritait qu’on se sacrifie et qu’on se batte pour elle. Malgré cette hostilité de l’élite bordelaise méprisante, il y avait aussi ces gens là ». 

Ce sera le seul véritable engagement politique de Karfa Diallo, mis à part un soutien à la campagne présidentielle sénégalaise en faveur du chanteur Youssou N’Dour en 2012. Il a quand même jeté les pieds dans un système qu’il trouvait auparavant passéiste, avouant : « même si je suis contre mon père, il y a quelque chose qui se transmet, une volonté d’affirmer des idées mais en essayant de tenir la distance. Moi qui critiquais ses choix, le fait qu’il consacrait plus de temps et d’énergie aux autres qu’à sa famille, je me suis retrouvé à faire un peu la même chose mais pas pour une stratégie de carrière personnelle ».

Une nouvelle voie 

Il passe par Ford, Sida Info Service où il écoute au téléphone, lui qui « parlait tout le temps ». Multi cartes, engagé, toujours. Il voudrait bien retourner dans son pays, « mais tous mes actes sont contraires à cette volonté ». Entre temps, l’esclavage est reconnu crime contre l’humanité. En 2005, le 10 mai devient une journée nationale de commémoration. En 2006 est créée la Fondation en grande pompe à l’Assemblée Nationale. « Je critique les institutions mais je reconnaissais leur importance, je n’ai jamais été pour le nihilisme, l’anarchie. Il n’y a pas de contradiction, c’est juste pour moi un moyen de continuer le travail ». Il amène la réflexion qui l’a occupé pendant des années sur ses terres sénégalaises, mettant ainsi une sorte de conclusion finale à un premier chapitre de sa vie. Et puis vient tout le reste, la fameuse campagne pour débaptiser les rues de négriers en 2009, le tour de France des ports négriers dans la foulée. Karfa effectue la même campagne au Sénégal, et engage un travail de mémoire qui perdure encore aujourd’hui. « Les Africains ne font pas de travail de mémoire sur l’esclavage et la traite des noirs; ils ont une mémoire plus touristique, voire diplomatique de ces questions plutôt qu’une mémoire citoyenne. L’Afrique a pourtant subi cela, elle l’a causé aussi puisque certains chefs africains l’ont encouragé. Nous voulions faire de cette mémoire une ressource pour combattre les formes d’exploitation contemporaines ».

Fier des combats qu’il a menés jusque là, Karfa Diallo estime pourtant que beaucoup de chemin reste encore à faire. « J’ai traversé une phase extrêmement difficile quand Bordeaux a enfin pris en compte la question de l’esclavage. Quand ils se sont enfin décidés, ils se sont lancés dans une sorte d’entreprise de délégitimation et de dépossession en récupérant violemment le sujet, évacuant toute la dimension de la lutte et du combat qu’il a fallu pour en arriver là. Tout le monde y a participé ». Pour autant, il prend la reconnaissance comme elle vient, et décide en 2014 de monter une exposition itinérante « Frères D’Âmes », sorte d’héritage croisé entre le Sénégal et la France pendant la Grande Guerre, en partenariat avec la région Aquitaine et la Communauté Urbaine. Depuis le mois de janvier, il est chargé par le RAHMI (Réseau Aquitain pour l’Histoire et la Mémoire de l’Immigration) de collecter et inventorier tous les lieux de mémoire de l’immigration sur la nouvelle grande région. Ce travail donnera lieu à un guide qui devrait voir le jour fin 2016. Souvent paradoxal, toujours militant, parfois critiqué, Karfa Diallo est tout sauf un homme à surnoms. Avec un peu de recul, on se dit qu’il aurait sûrement pu faire un très bon avocat pour des entreprises ou des procès en actions collectives. Mais au regard de toutes ces aspérités, nul doute que les clients qu’il a choisi de défendre, c’est avant tout l’Histoire et la mémoire. 

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