Grand Entretien – Alain Juppé : l’Ecole, l’Université, le vivre ensemble, la démocratie locale, l’image du politique…


Isabelle Camus

Grand Entretien - Alain Juppé : l'Ecole, l'Université, le vivre ensemble, la démocratie locale, l'image du politique...

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Temps de lecture 12 min

Publication PUBLIÉ LE 31/03/2011 PAR Joël AUBERT

aqui- Un des grands débats d’aujourd’hui dans notre pays a rapport à l’école. Beaucoup doutent qu’elle soit encore le lieu des apprentissages et de corrections des inégalités sociales.
Alain Juppé –
J’ai plutôt tendance, quand on me parle de l‘école, à me démarquer du pessimisme ou des critiques ambiantes. j’ai participé, il n’y a pas très longtemps, à un débat organisé par le Nouvel Observateur. Marcel Gauchet y a fait des tirades contre l’effondrement du système éducatif en France que j’ai trouvées totalement excessives. Je crois que ce n’est pas vrai, que notre système éducatif, certes, a beaucoup de lacunes et d’insuffisances mais qu’au total il ne fonctionne pas si mal. Tout le monde s’accorde à dire que pour les 3-5 ansl’école maternelleest un système assez unique au monde et continue à servir de référence ; il assure la socialisation, la sociabilité de nos enfants et les apprentissages utiles.

Un taux d’illetrisme inacceptable à la sortie du primaire.

@! – Certes mais autour du primaire les critiques sont nombreuses.
A. J.
– Pour le primaire, en effet, ce n’est pas tout fait le même constat. Il n’est pas acceptableque nous ayons untel taux d’illettrisme ou de quasi illettrisme à la sortie du primaire.
Pourquoi ? On revient toujours sur la question des moyens, les taux d’encadrement… Je ne suis pas sûr que ce soit la seule explication; il y a eu une dérive pédagogique dans les décennies qui viennent de s’écouler. Par souci de modernité, pour rompre avec les vieilles méthodes d’apprentissage de la lecture ou de l’écriture, on a vouluinnover. Le résultat ça a été un fiasco. On a changé cela, plus ou moins, et quand on en parle avec les enseignants il s’en trouve qui pensent que les méthodes plus classiques traditionnelles donnaient de meilleurs résultats.


Secondaire : le niveau tient la route mais 150 000 jeunes restent sur le tapis. 

@! – Que pensez-vous du niveau dans le secondaire ?
A . J – Il faut aussi et c’est vrai, aux échelons supérieurs, nuancer ce propos par l’extraordinaire massification, surtout au niveau du lycée. C’est toujours l’éternel débat sur le niveau : est-ce que le niveau moyen monte ou pas ? Il faut revenir à quelques principes fondamentaux. Tout le travail qui a été fait sur le socle de connaissance, ce qu’il faut vraiment que nos enfants maîtrisent en sixième pour poursuivre leur cursus, est une réflexion utile.
Sur le secondaire, mon expérience en Amérique du Nord, au Canada, m’a renforcé dans cette conviction que le lycéen français, à la sortie du système secondaire,n’est pas de si mauvaise qualité que cela. Il y a des bons, des moins bons, mais il reste 150.000 jeunes sur le tapis ; ce n’est pas acceptable. Mais le niveau moyen tient parfaitement la route, quelque soit les statistiques ou les classements, avec ce qu’on peut constater en Amérique du Nord.J’en reviens à Marcel Gauchet qui disait aussi que l’enseignement professionnel et technique, en France, est un dépotoir. Ce n’est pas vrai. Quel est un des lycées les plus prestigieux de Bordeaux ? C’est Gustave Eiffel.Une évolution a eu lieu : très longtemps quand on disait à une famille votre enfant n’est pas fait pour faire des études générales, il faut l’orienter vers une filièretechnologique ou professionnelle, c’était ressenti comme une capitis diminutio. C’est une erreur colossale; il faut renforcer ces filières, leur laisser un peu de souplesse. Il est normal qu’à 15 ans on n’ait pas une idée claire de ce qu’on veut faire. Avec la réforme du lycée, l’orientation se fait de façon plus progressive que c’était le cas auparavant .

Université : une véritable révolution.

@- ! – L’universitéest en mutation profonde. Comment jugez-vous ces évolutions ?
A. J – Je suis frappé par la mutation qui est en train de s’y produire. C’est une véritable révolution ; il y a des réformes de structure, l’autonomie…On y a mis beaucoup d’argent. Aujourd’hui, la relation avec l’entreprise est aussi en train de changer, en particulier grâce au grand emprunt, surtout dans les universités scientifiques…On s’aperçoit qu’une entreprise ce n’est pas le diable. Quand une entreprise met de l’argent dans un laboratoire de recherche, ça peut être utile. En France, parmi la sélection des cent laboratoires d’excellence universitaires on en a raflé cinq, ici, à Bordeaux. Nos universitaires sont très confiants, ils pensent qu’ils vont être retenusen université d’excellence.

Au total, notre enseignement est très hétérogène mais pas si mauvais que cela: il est perfectible. Les deux principalesdéfaillances c’est le taux d’illettrisme à la sortie de l’école primaire et les 150.000 jeunes qui restent sur le carreau, à la sortie du secondaire ainsi que le taux d’évaporation des étudiants. Quand vous prenez le nombre d’étudiants qui s’inscrivent à l’université et que vous regardez ce qu’ils sont devenus deux ans après, il y en 30 à 40% dont on a perdu la trace…

@! . Ce qui concourt au chômage élevé des jeunes ?
A . J –
Bien sûr, puisque ces jeunes n’ont pas de formation, aucun diplôme. C’est le problème de l’orientation. Ce matin, je recevais des nouveaux bordelais ; et dans une entreprise de sous-traitance aéronautique, l’un d’entre eux me disait : je recrute mais je ne trouve pas de jeunes formés, de techniciens, de techniciens supérieurs…. C’est un problème d’adaptation de la formationprofessionnelle qui doit se traiter non pas au niveau de l’Etat mais bassin d’emploi par bassin d’emploi.

Un « Oui mais » à la discrimination positive.

Alain Juppé - ministre des affaires étrangères@! . L’ascenseur social est en panne. Commentfaire defaçon volontariste pour redonner plus de chance à ceux qui, au départ, semblent condamnés à stagner au bas de l’échelle ?
A. J –
Le constat est incontestable… Il vaut mieux être fils d’agrégé que de concierge si on veut accéder à l’enseignement supérieur. De ce point de vue là, l’ascenseur social, semble-t-il, a plutôt régressé que progressé. Il faut dire que le rapport, dans tous les domaines, entre le citoyen et celui qui est détenteur de l’autorité a beaucoup changé… La modification est radicale. Aujourd’hui les parents arrivent en conseil de classe et disent aux profs : ce n’est pas comme ça qu’il faut faire la classe. Ils croient savoir; c’est la même chose avec les médecins qui disent que leurs patients sont allés sur internet, ont fait le diagnostic et leur disent : « docteur, voilà ce qu’il me faut »
Le niveau de formation, d’information, de connaissance générale s’est élevé partout et c’est un progrès formidable. L’ascenseur social pour le faire fonctionner, c’est donc plus compliqué.

@! . Est-ce qu’il faut faire un peu plus de discrimination positive?
A. J – Oui, on en fait déjà d’ailleurs ; on cite toujours l’exemple de Sciences Po et des grands lycées ; ça reste marginal je veux bien le reconnaître ; Il faut être volontariste et faireun peu de discrimination. Pour tout dire je n’aime pas le mot discriminer. C’est péjoratif, je préfère associer. Il faut le faire sur des critères socio-économiques, de niveau de chômage, de revenus. Quandj’ai fait les zones franches urbaines qui ont été un succès, y compris celle de Bordeaux, c’était de la discrimination positive. On donnait à certains territoires des avantages que n’avaient pas les autres. Sur quelles bases ? Celui du taux de chômage, celui des jeunes en particulier, du niveau moyen de revenus. Et pas sur le pourcentage de maghrébins …

@! Comment réussir, dans ce pays, la mixité culturelle et sociale?
A . J – La Cour des comptes a faitil y a cinq ou six ans un travail extraordinaire sur les discriminations ; ça acertes vieilli mais pas les enseignements qu’on peut en tirer.A savoir que l’école est peu discriminante parce qu’elle est ouverte à tous et que la philosophie même du corps enseignant n’est pas discriminante. Ensuite, le système de santé estextraordinairement non discriminant… à condition de savoir à quoi on a droit tout le monde peut se faire soigner. En revanche, pour le logement, il y a discrimination; je me souviens d’un spot à la télé révélateur : « un beau noir vient sonner dans une agence pour se renseigner : la dame de l’agence lui ferme la porte au nez, la même bonne femme pace que son gamin s’est coupé, se précipite à la pharmacie du coin : elle sonne à la porte et c’est cet homme qu’elle retrouve : il lui dit :« je baisse le rideau madame ?… »

Identité nationale, laïcité : « En rupture avec mon propre camp »

@! Il faut réapprendre et cultiver le vivre ensemble..
A. J – Je l’avoue, je suis ici un peu déformé parce qu’à Bordeaux on a quand même une façon de vivre ensemble assez ouverte et tolérante ; je ne sens pas d’hostilité, de tensions entre les communautés. Regardez le Carnaval des deux Rives : c’est très coloré, les gens sont là, ils participent, tous, ensemble.
Tous les procès d’intention qu’on me fait sontsur l’opération In cité en disant qu’on veut déporter les habitants de la ville alors qu’ on essaie de reloger les gens sur place; on a des statistiques très précises qui montrent que 80% des gens sont relogés sur place. Il y aussi un tissu associatif très riche et un dialogue entre les communautés.
J’ai été frappé par la qualité du dialogue inter-religieux que j’ai organisé à l’Athénée municipal avec tous les représentants des cultes. J’ai entendu l’archevêque dire qu’entre l’islam et la religion catholique il n’y aucune incompatibilité, qu’il l faut se comprendre, se parler.
Dans la salle il y avait cette ambiance, cette volonté de se parler. Il faut évidemment en créer les conditions. C’est,je suppose plus difficile à Marseille qu’à Bordeaux mais il faut éviter toutce qui peut donner le sentiment de ladivision ; c’est pourquoi j’ai été en rupture avec mon propre camp sur le débat sur l’identité nationale ou la laïcité. Je veux bien admettre que chez certains il y aitde bonnes intentions mais, malgré cela, forcément çà diviseet monte les uns contre les autres

@! Et donne des arguments à certains autres qu’on n’est pas obligé de leur fournir qui n’en ont pas besoin ?

A. J – J’avais bien aimé le livre de votre confrère Jean-Claude Guillebaud sur le métissage, nous sommes tous des métis, culturellement parlant.

@! Parlons de la ville comme lieu de réappropriation du pouvoir citoyen. Quinze ans et plus à la tête d’une ville comme Bordeaux c’est une expérience unique pour associer le citoyen, son pouvoir nouveau… Comment faire en sorte que cela irrigue le travail du politique ?…

A . J . Ce que je fais maintenant au niveau international est évidemment totalement passionnant, excitant. Se retrouver dans la salle du conseil de sécurité de l’ONU, c’est un moment fort mais, d’une certaine manière, rien ne m’a donné autant de satisfaction que ce que j’ai pu faire à Paris d’abord, dans le XVIII° arrondissement etici à Bordeaux, depuis quinze ans.
Voir une ville évoluer, changer, et se dire qu’on y ait pour quelque chose – pas pour tout – c’est extraordinairement gratifiant. Je fais des petits déjeuners de nouveaux bordelais cinq, six parfois, avec leurs enfants. C’est du bonheur d’entendre les gens dire on est venu de la région parisienne et on est heureux ici. Ils me disent combien vivre dans ce milieu urbainchaleureux, dans la ville est passionnant. 

Démocratie locale : le temps de la co-élaboration

@! Et le citoyen dans tout cela ?
A. J – En 15 ans, j’ai vuun changement d’échelle; aujourd’hui on ne peut plus faire avancer les choses sans bien plus que de la concertation.C’est le temps de la co-élaboration des projets avec les gens. En matière d’urbanisme par exemple. C’est un processus qui permet de définir le cahier des charges de la consultation d’urbanisme. L’urbaniste, ensuite, on lui demande de faire son projet en partant de cela. Etc’est ce que nous faisons avec les ateliers d’urbanisme qu’on organise, avec la Communauté Urbaine.

Sur l’opération Bordeaux- Euratlantique on a fait plusieurs réunions de concertation et quand on a lancé le projet urbain sur Belcier on a fait une réunion où il y avait 150, 200 personnes; les gens voulaient savoir ce qu’allaient devenir les boites de nuit de Paludate, si on allait protéger le quartier Belcier, comment on allait accéder à la gare, quels étaient les flux de circulation avec des publics divers…

@! La démocratie locale c’est un chantier permanent. Comment la faire vivre ? Que peut on faire de neuf ?
A . J –
Depuis 2008,la proximité c’était un thème de campagne municipale mais aussi parce que dans une ville comme Bordeaux ily a une vraie vie de quartier. Saint Augustin ce n’est pas Bacalan. Bastide ce n’est pas Belcier. J’ai donné des responsabilités plus visibles aux maires-adjoints de quartier; je les ai installés, chacun dans une mairie de quartier, avec des petites équipes autour d’eux, des petites cellules administratives décentralisées avec des petits budgets d’ailleursfusillés par l’opposition et ça marche bien. On essaie d’aller de l’avant et de rénover les conseils de quartier: je les ai crées dès 96-97 avant que la loi n’en fasse obligation, de façon très pragmatique. C’est le maire qui préside: on fait de la pub dans le journal, sur le site internet. Un public de 200-300 personnes vient régulièrement. Alors, nous apercevant que c’était toujours les mêmes et que l’on ne pouvait avoirde vrais débats, en étant aussi nombreux, on s’est dit faisons une expérience dans lesquartiers à Saint Augustin et Saint-Michel. Gardons la formule de conseil de quartier, ouvert à tout le monde, mais dans l’intervalle, tous les deux mois, faisons un conseil de quartier restreint à 40 membres ou 39. On renouvelle les présentspar le biais du tirage au sort, manière d’éviter les critiques.

Politique : quand les gamins entendent la radio et la télévision…

@! Comment ré-intéresserles jeunes à la politique ?
A. J – Là, je n’ai pas la réponse. Quand je vois l’effort que nous faisons dans nos formations politiques, à l’Ump par exemple ..c’est très difficile d’attirer les jeunes. Dans les conseils de quartiers c’est très difficile aussi.

@! Est-ce que notre système éducatif ne devrait pas remettre l’accent sur la responsabilité du politique en démocratie ?…

A. J . Quand les gamins entendent, matin, midi et soir à la radio ou à la télévision, que les hommes politiques sont tous pourris, corrompus, qu’ils ne servent à rien et n’ont plus aucune influence sur les choses, comment voulez-vous qu’ils s’intéressent à la politique. C’est notre responsabilité d’en changer l’image. En tout cas, pour la vie politique locale quand est-ce que les gens s’y intéressent ? ..Quand ils ont des enfants. Est ce que je vais trouver une crèche, une école, trouver à me loger ? Est-ce que je vais trouver du boulot ? La tranche des 18-24 ans, ils ne sont pas encore à se poser ce genre de questions ; c’est une peu normal qu’ils soient moins impliqués dans la vie locale.
On fait des efforts aussi avec lés étudiants ; j’ai rencontré les bureaux des corpos je leurs dis devenez des acteurs de la ville : c’est difficile.

@! Ce problème est sérieux, grave même ?
A. J
. Est-ce qu’il est nouveau ? J’ai trente cinq ans de recul de la vie politique ;j’ai dirigé le RPR et déjà, il y 20- 25 ans le problème était le même.Il y a vingt ansà la sortie de l’ENA, l’ambition des jeunes c’était d’entrer dans un cabinet ministériel; d’approcher un ministre et puis…Aujourd’hui, la City de Londres est plus attractive que l’Assemblé nationale ; ils se disent, si on fait de la politique et restent honnêtes, on gagnera moins d’argent quesi on va faire du business dans une banque ou ailleurs.

Heureusement dans les générations nouvelles, en politique, il y des gens de grande qualité ; je pense à ceux de mon bord, des gensqui ont la quarantaine, comme Bruno Le Maire, Benoist Apparu, Luc Chatel,comme Valérie Pécresse, Chantal Jouanno, Nathalie Kosciusko-Morizet. Le PS pourrait dire la même chose de son côté ; il y a des jeunes de qualité qui s’engagent en politique.

@! Ne croyez-vous pas que le politique a un devoir particulier de montrer l’exemple dans un pays où quatre millions de personnes sont en recherche de travail et où l’on estime que quelques huit millions vivent sous le seuil de pauvreté ?
A. J . Le politique a fait des erreurs certes mais le footballeur qui gagne 100000 euros par mois ou le patron de Renault 8 millions d’euros vous ne trouvez pas qu’on peut aussi en parler …
Je veux bien qu’on montre les politiques : il y a des politiques malhonnêtes comme il y a des notaires malhonnêtes, et il ne faut pas les rater. Mais l’immense majorité des élus, des parlementaires sont honnêtes.
On va recevoir paraît-il une notice du secrétariat général du gouvernement pour s’assurer que les ministres, les membres de cabinet, ne sont en aucune manière en situation de conflit d’intérêt. Et on va me demander quelless sont les activités de mes parents, de mes ascendants et de mes descendants. Mes parents ça va être simple, il sont sous la dalle, dans l’autre monde mais je n’ai pas envie d’expliquer ce que faitmon fils, ma fille…ça ne regarde pas le secrétariat général du gouvernement. Il y a aussi des limites à trouver. Ce n’est pas comme cela qu’on convaincra les gens ; plus on en fait plus on est suspect.

Propos recueillis par Joël Aubert

Photo : aqui – Isabelle Camus

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