Les lumières s’allument dans la salle. D’un seul regard, on sait tout de suite où l’on se trouve. Des fauteuils en tissu brodé entourés de dorures côtoient des chaises en plastique noir. De nombreux tableaux sont posés à côté de meubles à l’allure ancienne. Sur des tables, des dizaines de cartons de vins prestigieux, dont trois magnums de Petrus enfermés à double tour dans une vitrine. Et au fond de la salle, une grande tribune posée sur un promontoire. La salle des ventes des Briscadieu ressemble tout à fait à l’image qu’on s’en était faite. Le commissaire priseur y officiant, un peu moins. Antoine, 34 ans, a un look singulier : veste, gilet, chemise… tout chez lui, y compris sa coiffure et ses yeux bleu tirant sur le vert, répond au cahier des charges d’un certain standing. C’est qu’il doit assurer la relève de l’étude située rue Peyronnet. À la fois commissaire priseur judiciaire et volontaire, Antoine Briscadieu travaille en famille. Dans le bureau qui se trouve juste à côté du sien, sa soeur ainée, Anne, s’occupe du volet administratif. Cette année, ils ont tous les deux perdu leur père des suites d’une longue maladie. Alain Briscadieu, un commissaire priseur d’origine gersoise reconnu dans la région, a été le créateur de l’Hôtel des ventes d’Auch et l’auteur de quelques très belles ventes, dont celle, en 1986, du legs d’Odilon Lannelongue, ancien médecin de Gambetta. C’est ce bagage que son fils Antoine porte sur les épaules, lui qui « a toujours eu l’impression de ne savoir faire que ça ». Ce métier, très ancien (la première vente aux enchères remonte à l’antiquité), c’est à la fois son présent et son héritage, comme celui de quelques centaines d’autres en France. C’est sans doute l’un des plus jeunes de France à exercer avec deux casquettes. Pour une fois, nous avons (en trois coups pour autant de paragraphes) voulu mettre en lumière non pas les objets qu’il vend, mais celui qu’il est réellement une fois son marteau d’ivoire rangé.
D’une case à l’autre
Antoine est un « fils de », c’est indéniable (en l’occurence, du père dont nous avons brièvement évoqué la carrière plus haut). Mais pas dans le mauvais sens du terme. Avant d’enfiler le costume, il a été étudiant, fait des vendanges, de la mise en rayon et d’autres jobs, pour se faire un peu d’argent. Comme tout le monde, en somme. Comme son père, il revendique ses origines gasconnes, et c’est comme lui un amateur exigeant des corridas. Les vraies, les dures, celles qui respectent une tradition. C’est aussi un enfant de son époque, celle l’ouverture du marché français à la concurrence internationale, intervenue par le biais d’une réforme importante de la profession en juillet 2000. Certains naissent dans les choux, lui a fait ses premiers pas au milieu des objets d’art. « L’appartement où nous vivions était au dessus de l’hôtel des ventes, je passais mes samedi après-midi dans les ventes, autour des objets. Quand papa a vendu la bibliothèque Lannelongue, il y avait des tapisseries des Gobelins et la suite de Don Quichotte à fond jaune. À un moment, on les a gardés dans l’appartement pour les sécuriser. Le Louvre les a rachetés, on y est allés quelques mois plus tard. J’avais dit tout fort devant les gens « ah, mais c’était celle qu’on avait à la maison ». Et c’était vrai ». Antoine a donc grandi dans cette ambiance un peu « vieille France », entre brocantes, ventes caritatives ou portefeuilles plus prestigieux. Sa mère, professeur d’Histoire, ne l’a pas guidé, mais on peut quand même dire que son avenir se traçait déjà comme une évidence.
Un cursus d’Histoire et d’Histoire de l’art mené en parallèle et un master 2 de droit plus tard, le voilà fin prêt à chausser les bottes du paternel. Mais il se défendra toujours d’avoir été parachuté entre ses murs. « Je suis sorti indemne du concours. Beaucoup de gens viennent me voir en me disant qu’ils veulent être commissaires priseurs. C’est long, il faut s’accrocher, il faut se battre. J’avais la chance d’avoir une place qui m’attendait, mais il fallait que je la gagne ». Et on peut dire qu’il l’a gagnée, pas à pas. Avant de tenir le marteau, il a fallu passer le balai : transporteur, nettoyeur de salle… autant dire qu’il a commencé modeste. Il a cependant eu la chance de ne jamais avoir à se demander ce qu’il pourrait bien faire d’autre. « C’est un monde d’affaires. À 25 ans c’est difficile de se dire qu’on va reprendre le paquebot. Il m’a transmis ce goût là sans jamais me forcer. Ça s’est fait par un effet d’entonnoir, c’était incontournable ». Ce qui l’était malheureusement tout autant, c’est le décès de son père, en juilet dernier. Avec une certaine pudeur, il revient sur ce moment où il s’est retrouvé face à de nouvelles responsabilités. « La maison de ventes, je la dirige déjà depuis début 2016. C’est une affaire qui fonctionne bien, cette année on a fait des ventes exceptionnelles en matières d’objets d’art. J’ai été nommé par le Garde des Sceaux en décembre, j’ai prêté serment le 3 janvier. Le 5, on apprenait que papa était malade d’une manière totalement concomitante et même un peu effrayante. On espérait qu’il puisse profiter de sa retraite et lever le pied tout en étant toujours présent. Ça a été très brutal, quelque chose a été coupé, comme si d’un seul coup il se mettait en retrait de ce monde là », avoue Antoine.
Derrière le rideau rouge
« Je me suis retrouvé tout de suite dans l’impossibilité de pouvoir communiquer avec lui convenablement. Ca a été beaucoup de choses d’un coup sur les épaules, j’ai franchi un palier et j’ai affronté la réalité les yeux grands ouverts. Il faut garder la même déontologie et essayer de reprendre le flambeau convenablement ». Reprendre le flambeau, c’est bien là que se situe la difficulté. Mais Antoine, s’il a, par ses études, acquis un goût certain pour les arts asiatiques, ne choisit pas son époque ni son public. En tant que commissaire priseur judiciaire et volontaire, il peut se retrouver à vendre un cheval de bronze italien à un million d’euros et, le lendemain, opérer la liquidation des actifs d’une société pour le compte de son gérant. Pour lui, vendre au plus offrant ne se compte pas forcément en millions. « Il y a un aspect un peu glamour, un côté spectacle avec le rideau rouge, la tribune, le marteau. Il faut mettre en scène les objets, on créé un peu un musée éphémère. La loghorée, la gestuelle, c’est le côté un peu sérieux de la chose ». À la tradition dont il ne peut se départir, Antoine n’accorde cependant qu’une importance toute professionnelle : aucune dychotomie entre vendre une bouteille de prestige et boire du vin de table chez soi. « J’ai beaucoup de plaisir à vendre des choses qui ne m’appartiennent pas. Je n’ai pas ce besoin de posséder des choses, les objets, je les vois. Un jour, je peux vendre du Pétrus et le lendemain être dans une brocante à Cadaujac ou faire une vente pour le compte d’un boulanger qui a fait faillite. Tout est à une échelle différente, mais ça vous ancre dans la réalité ».
Restent, quelquefois, des coups un peu meilleurs que d’autres. En 2016, par exemple, une collectionneuse de Hong Kong a acquis à Bordeaux trois sculptures de Bouddhas en bronze doré pour… 6,2 millions d’euros, soit, la deuxième plus grosse enchère de France cette année là. Antoine, derrière son pupitre, était à la tête de la maison de vente depuis seulement deux mois. « Je ne pouvais pas mieux me lancer(…)Le plus beau coup de marteau de ma vie, je l’ai peut-être donné lors de cette première vente ». Assez tôt, il s’est engouffré dans une évolution sensible du métier et a pu accueillir des acheteurs du monde entier par le biais d’un système d’enchères en live. « Autrefois, les études étaient un peu confinées au niveau local », dépeint-il. « Mais avec l’arrivée du live, tout a changé. On dématérialise un peu la clientèle, même si les gens viennent toujours dans les salles des ventes ». En 2015, il a créé une spécialité autour des peintures bordelaises, mises en scène dans deux livres réalisés à l’occasion d’une première vente. Une manière de développer d’autres cordes à son arc, et de prouver que l’étude sait se réinventer. « Il faut toujours faire ses preuves, il ne faut jamais croire qu’on est arrivés. Depuis les tableaux bordelais, on est un peu estampillés. On doit toujours se renouveler ». Le 9 novembre dernier, Antoine Briscadieu a officié pour une vente de vin, un évènement caritatif au profit de la Banque Alimentaire, avec qui son père avait su tisser des liens étroits. »Depuis 2003, on a fait gagner 548 000 euros à la Banque Alimentaire. On le fait aussi pour montrer qu’on n’est pas là que pour faire du business, c’est important. Il ne faut pas cacher non plus qu’on est heureux de l’image qu’a la Banque Alimentaire et de pouvoir s’y associer. C’était une manière de montrer qu’on était toujours là, que le flambeau était repris ».
Chacun sa route
Aujourd’hui, Antoine est à l’aise dans son fauteuil, il a pris la place qui semblait destinée à être la sienne. Il est, bien sûr, loin d’être le seul commissaire priseur de Bordeaux. Mais les autres officient rive droite ou aux Chartrons. « Nous on est là, tous seuls. On a cette indépendance là. On ne doit rien à personne ». Cette « passation de pouvoir », si elle a su s’imposer comme une suite logique, est pourtant loin d’être un acquis. À l’étude, les téléphones n’arrêtent pas de sonner et il nous accueille avec le portable collé à l’oreille. « Il y a un espèce d’engagement qui est total. Je peux partir en vacances, mais mon téléphone n’est jamais coupé. Ce qui me plaît, c’est la variété de l’activité : aucune journée ne se ressemble. Le problème, c’est que quand le dernier coup de marteau d’une belle vente est tombé, on passe tout de suite à autre chose. On repart de zéro à chaque fois. Il n’y a pas de petite vente, même si c’est une vente mensuelle de brocante, c’est la même responsabilité ».
Les acheteurs sont aussi importants que les experts auxquels il fait appel pour estimer les objets qu’il reçoit, le carnet d’adresse s’étant lui aussi largement transmis. Après cette année « difficile sur le plan personnel mais assez exceptionnelle au niveau des ventes », Antoine Briscadieu est prêt à passer à l’étape suivante. Plus important encore : il a, semble-t-il, su se faire son propre nom. « Je suis identifié comme Antoine. Papa a eu cette intelligence de ne pas me faire d’ombre. Il s’est toujours mis en retrait pour me laisser suffisamment d’espace, même quand il était en activité. C’est aussi grâce à ça qu’on a pu développer l’étude, on n’était pas en concurrence ». Parfois, les « fils de » assument leur statut, parfois ils s’en émancipent à tout prix. Antoine, lui, n’a pas eu à choisir : il a pris les deux. « C’était ma voie. C’est important d’être à sa place ». Adjugé, vendu.