Après nous avoir présenté en décembre dernier ses retraités suisses, passionnés de modélisme dans “Mnémopark”, il sévit à nouveau et imagine une scénographie roulante, aux côtés de deux camionneurs bulgares (bien entendu, réellement routiers dans la vie) qui nous font voyager de Sofia à Bordeaux. Le départ est donné en Bulgarie, il est 19 heures, tous les passagers arriveront à Bordeaux dans cinq ou six jours si tout se passe comme prévu!
Un dispositif roulant digne de son temps
Dès les cinq premières minutes, on peut s’estimer chanceux d’avoir trouvé une petite place au coté des cinquante autres privilégiés qui ont mis un pied dans ce poids lourd du XXI eme siècle. Aménagé avec trois banquettes et ceintures obligatoires, le dispositif nous laisse entrevoir, d’ores et déjà, une installation vidéo ingénieuse permettant de promener notre regard via des écrans installés dans le camion, entre la cabine de pilotage et l’extérieur. Nos chauffeurs se présentent, Ventzislav Borissov et Nedyalko Nedyalkov, tous deux routiers depuis de nombreuses années, tous deux ayant transporté plus de marchandises dont on ne pourra jamais en consommer dans toute une vie. Ils nous avertissent que le voyage sera jalonné d’étapes et de frontières, de temps morts et de longues traversées sans arrêts. Puis nous rassurent, en nous affirmant qu’ils sont des conducteurs hors pairs ! Le camion démarre, Sofia apparaît sur les écrans, la fiction s’immisce dans la réalité du quartier Sainte Croix, l’effet est immédiatement garanti et partagé: un amusement certain et un dépaysement pour le moins surprenant.
Des faits … et des hommes
Si l’on retient avant tout l’organisation implacable de cette manigance ambulante, le propos est comme à chaque fois disséminé dans chaque particule de la pièce, pour rappeler l’époque dans laquelle nous vivons et continuer à souligner les dérives de notre Europe libérale. Partant de la saga Willi Betz, entrepreneur qui a réussi à faire fortune par le biais de la corruption, le metteur en scène nous raconte par la voix des deux « comédiens » et de la vidéo, les réalités autoroutières, les conditions d’attente aux postes frontières, les aspects financiers liés au trafic des poids lourds, les dessous de la livraison entre le pays d’origine et l’arrivée dans nos étals. Pas de propos révolutionnaire, juste un constat insidieux de ce qui constitue un maillon de notre société, mais auquel nous ne prêtons pas forcément l’oreille et le regard. Comme si chaque détail avait son importance, Stefan Kaegi s’applique à grossir, à la loupe, des éléments insignifiants de notre quotidien et fait en sorte de nous intéresser à la vie de ces traceurs de route pour qui nous ne développons que rarement un sentiment de compassion. D’anecdotes en anecdotes, avec humour et sincérité, il dresse, au-delà du label d’ “ennemi public numéro un de la nationale », le portrait d’hommes seuls, peu payés et à la tâche ardue mais dontla richesse des propos constitue une cartographie économique incomparable de l’Europe et du Moyen-Orient.
Mieux vaux se taire pour garder la surprise intacte…
Il paraît délicat de révéler tous les mystères de cette création, tant les surprises sont agréables et tant on espère que chacun pourra un jour y goûter. Adapté à chaque ville dans laquelle s’arrête le camion, le metteur en scène s’atelle avec ingéniosité à élaborer un parcours proche de ce que peut vivre un routier qui voyage entre la Bulgarie et la France, en intégrant le plus d’éléments réalistes possibles. Ainsi, si nous partons d’un point T, très vite, le camion nous emmène dans des chemins de traverse pour nous perdre dans des endroits en périphérie de la ville qui peuvent aisément faire penser à des postes frontières ou des quartiers de Slovénie (sic) lorsque l’arrière-plan est suffisamment bien préparé. Rythmé par des musiques typiquement Est-européennes et délicieusement « varieto-kitsh », ce voyage nous fait traverser les pays ( Bulgarie, Serbie, Croatie, Slovénie, Italie) au gré de quelques pauses illustrantes, faisant la rencontre de personnalités du commun, acteurs providentiels et néophytes. A chaque foisils nous ouvrent, un peu plus, les yeux sur ce monde qui est le leur. Véritable prouesse de synergie et de mise au point, le metteur en scène (associé à son collectif Rimini Protokoll) réunit dans ce projet une dizaine de personnes, toutes plus vraies que nature, pour nous embarquer sans aucun inconvénient dans son imaginaire débridé. Epaté par tant de savoir faire et de péripéties, on ne peut que savourer ce moment atemporel, garder en tête les nombreuses images hallucinantes (au sens propre du terme) de ce voyage et cette sensation de liberté qu’on ne possède qu’en prenant ses valises pour partir loin de chez soi. Jamais une rocade ou un entrepôt ne nous auront paru être aussi universels et pourtant… Roi de l’illusion réaliste, Stefan Kaegi nous surprend encore une fois et peu importe qu’on puisse qualifier ou non son art de théâtre, pourvu qu’il continue à nous faire rêver les yeux ouverts et nous apporter un peu de sa fantaisie dans ce monde de …. Un voyage à faire absolument pour aiguiser un peu plus notre sens de l’orientation et ouvrir de larges fenêtres sur le monde et la création artistique contemporaine.
Hélène Fiszpan