Réforme de la justice : plaidoirie révoltée pour les bâtonniers du Sud-Ouest


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Réforme de la justice : plaidoirie révoltée pour les bâtonniers du Sud-Ouest

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Temps de lecture 8 min

Publication PUBLIÉ LE 20/01/2019 PAR Romain Béteille

@qui.fr – La seconde lecture du projet de loi de programmation et de réforme de la justice s’est terminée dans la nuit du jeudi 17 au vendredi 18 janvier dernier avec une Assemblée nationale composée de 23 députés. La fusion des tribunaux d’instance et de grande instance y a été actée par quinze voix contre sept et une abstention. Selon la chancellerie, cette mesure, l’une des plus controversées de la réforme, doit rendre plus lisible la première instance pour le justiciable. Pour quelle raison la profession y est-elle opposée ?


Jérôme Dirou, bâtonnier du barreau de Bordeaux – Le discours est très simple : on veut supprimer pour éviter que le justiciable se retrouve face à une multitude de portes d’entrées pour aller devant un juge. Le ministère dit qu’il y a trop de tribunaux en France et qu’il faut que le justiciable, quelque soit son contentieux, puisse aller devant un seul tribunal. C’est une bonne idée, sauf qu’aujourd’hui les tribunaux ne doivent pas être dans une grande métropole mais à proximité, à moins de 60 kilomètres des résidents. En supprimant les tribunaux d’instance, on fait certes une simplification, mais on ferme en même temps des tribunaux périphériques. On va à l’inverse d’un principe politique de décentralisation aux effets reconnus. C’est le cas pour Cognac, Libourne ou Arcachon qui compte 70 avocats dans un bassin de 400 000 personnes. Ces gens qui font aujourd’hui 40 kilomètres pour se rendre devant un tribunal vont, demain, devoir en faire 80 pour aller devant un juge.


@ui.fr – Si c’est un des principaux sujets de contestation, ce n’est pas la seule mesure que vous dénoncez…


J.D – Le deuxième point d’inquiétude, c’est la numérisation de la justice. On est tous d’accord sur le fait qu’elle doit être numérisée, mais vous risquez de vous retrouver dans un tribunal exactement comme à la gare Montparnasse : plus de guichets, uniquement des bornes. Faire une requête en tutelle, une saisine d’un juge pour une pension alimentaire ou de trouble de voisinage par le biais d’une requête informatique, c’est bien, mais c’est compliqué. Si on ajoute la complexification des règles de procédure à la complexité numérique, vous noyez 99% des justiciables parce que c’est un travail d’avocat que de saisir un juge. C’est fermer la justice aux justiciables, parce que ça coûte trop cher d’ouvrir en grand les tribunaux.


La spécialisation des juges est un chantier intéressant et séduisant, comme les autres, en première lecture. C’est confortable, rassurant parce qu’il connaît bien le contentieux qu’il va juger. Mais ce n’est pas pour des questions de qualité que l’on veut des juges spécialisés, c’est pour des questions de rentabilité. Ca a deux limites : on ne peut pas être trop spécialisés, il faut être un peu ouvert sur autre chose et quand on est trop spécialisé, on est trop productif et on passe à côté de tas de choses. Demain, un juge va vous juger sur vos enfants, un autre sur la prestation compensatoire et un troisième sur la liquidation de votre régime matrimonial. Il faut des juges généralistes qui écoutent les gens et appréhendent la globalité du contentieux, pas des juges qui sont spécialisés pour cracher 70 dossiers par jour sous prétexte qu’ils ne font que ça de manière mécanique. La justice, c’est une affaire de bon sens, d’équilibre, d’écoute, de bienveillance et pas une affaire de technicien spécialisé sur une tête d’épingle de contentieux comme on peut le voir dans le domaine médical.


Sur le pénal, on dénonce les procédures low-cost. La philosophie de ce projet de loi, c’est d’économiser des moyens, soit faire avec les mêmes budgets dédiés à la justice la même productivité de jugements. C’est bien quand on est à flux constants, mais il faut savoir que chaque année, le volume des saisines augmentent de 15 à 20% selon les contentieux. Pour ceux qui n’auront pas été découragés de faire cent kilomètres, auront réussi à passer le cap du numérique et de la saisine technique, on va tomber dans le low-cost. On va effeuiller dans des domaines civils le fait de pouvoir plaider devant le juge en disant que plaider, ça ne sert à rien et qu’il vaut mieux envoyer son dossier par la poste. Dans certains domaines, comme en matière prudhommales ou en matière familiale, on va aussi supprimer cette plaidoirie. Dans les compagnies aériennes, on ne touche pas au pré carré de la sécurité. En matière de justice, on va y toucher. Le juge a besoin de réponses orales.


@qui.fr – Les réformes de la justice n’ont jamais été très populaires. Le défenseur des droits, Jacques Toubon, a estimé que celle-ci allait « porter atteinte à l’accès au droit des justiciables », une « contre-vérité » pour Nicole Belloubet. Que faudrait-il envisager dans une réforme pour que le monde judiciaire l’accepte ?


J.D – On est face à un projet crypté. Nous voulons du raccourci, des simplifications et du moindre coût. Ceux qui rédigent cette loi vendent à l’opinion publique, à ceux qui ne sont pas initiés des remèdes qui n’ont aucun effet et qui n’a qu’un but budgétaire. Cela va complexifier les choses et n’aboutir à rien. Il existe des solutions au problème de la justice. La première, c’est de nous laisser travailler, de ne rien toucher. On n’a pas besoin de textes ou de cabinets ministériels. Si, éventuellement, on veut faire quelque chose pour nous, il faudrait recruter, ne serait-ce que les 400 magistrats qui ne sont pas pourvus actuellement en France. Il faudrait aussi donner plus de moyens : plus d’argent aux chefs de juridiction pour qu’ils puissent embaucher des agents, que les concours de greffiers soient ouverts pour en avoir un peu plus et qu’on aie des moyens en personnels de magistrats qui sont actuellement à tir tendu. On risque de donner un remède qui va aggraver l’état du malade. Enfin, les élus locaux ont aujourd’hui comme choix, lorsqu’ils veulent plus de sécurité, de faire appel à une délégation de service public de sécurité, c’est comme ça que l’on met en place une police municipale. Pourquoi, demain, un maire n’aurait pas aussi la possibilité d’ouvrir un petit tribunal dans sa ville ? Nous résolverions peut-être le gros problème du coût constant voulu par la réforme. Les collectivités sont amenées à faire des choix budgétaires : est-ce qu’avoir un juge pour résoudre les petits contentieux, ce n’est pas plus efficace qu’inaugurer une maison municipale ou ouvrir une salle des fêtes ?


@qui.fr – Le projet de fusion a donc été adopté en seconde lecture. Quelle marges de manoeuvre vous reste-t-il pour vous faire entendre ? Allez vous, par exemple, participer au grand débat national ?


J.D – Les avocats sont particulièrement intéressés  mais il faut savoir que ce grand débat, on l’a déjà eu. Lorsque le projet de loi rédigé par les services du ministère de la Justice et Emmanuel Macron est sorti il y a plus de huit mois, nous avons pu, grâce à une mobilisation de l’ensemble des 175 barreaux de France, pu stopper le projet qui avait été préparé de manière unilatérale et reprenait un programme de campagne, un projet collé qu’on a demandé à la profession d’accepter. Elle s’y est violemment opposée à cette période, le projet a été arrêté et on est partis sur une concertation dans laquelle on a divisé ce projet en huit groupes de contestation. La profession, avec ses représentants, a pu échanger de manière constructive avec le ministère de la justice.


Vous n’auriez plus dû entendre parler des avocats, magistrats et greffiers contestataires après l’édition de cette discussion. La difficulté, c’est qu’alors que tout avait été amodié dans un sens favorable aux justiciables et en bon équilibre, l’Elysée a effacé tout ce qui avait été concerté et a déposé à l’Assemblée Nationale, à l’expiration de cette période de contestation de six mois, non seulement son projet initial mais un projet encore plus liberticide auquel a été ajouté, par exemple, la réforme de l’ordonnance de 45 et le remodelage de toute la juridiction compétente en matière d’enfance délinquante et d’assistance éducative. La profession s’est retrouvée confrontée à ce projet initial qui revenait sous une forme encore plus anxiogène et liberticide et à un sentiment de frustration et de trahison. On a vraiment vu un mécanisme parlementaire excessivement inquiétant où on arrête un projet à cause des contestations et où on essaie d’endormir un groupe de contestation par la réflexion pour, brutalement, tout effacer comme une ardoise magique.


Mr Macron nous avait habitué, notamment avec la réforme du code du travail, à cette manière d’agir, mais ici la profession est repartie immédiatement dans la contestation. Mardi dernier, nous étions plus de 8000 avocats, magistrats et greffiers qui ont défilé à Paris contre ce projet. Un début de contre-pouvoir a tout de même fonctionné avec le Sénat qui s’est servi de la concertation, même si l’Assemblée Nationale a effacé les avancées sénatoriales que nous avions pu obtenir. Par exemple, la suppression des tribunaux d’instance.


Pierre Châtel, avocat et Président de la Conférence des Bâtonniers du Grand Sud-Ouest – Nous sommes dans la concertation depuis le début. La profession n’est ni corporatiste ni passéiste, elle a fait des propositions, le Conseil National des Barreaux et la Conférence des Bâtonniers ont fait un  cahier de 37 propositions pour modifier le système juridique il y a trois ans. Mais comment peut-on prôner une discussion, une ouverture alors que le même jour on demande à l’Assemblée de sceller un texte qui ferme la discussion. Nous serons dans le débat national. Certains barreaux vont peut-être ouvrir leurs propres cahiers de doléances pour qu’à l’intérieur de ce débat, on puisse faire remonter des choses. Personnellement, je suis pour le numérique, mais je ne veux pas qu’il soit la solution à tout. D’abord l’écoute, peut-être le procès, le numérique vient ensuite. Une machine ne vous rend que ce qu’on lui a mis dedans. Nous voulons être là quand on met, nous voulons surveiller quand ça sort. Il ne peut pas y avoir de justice sans proximité. Il y a une grande concertation sur 80 points fondamentaux. Il y a un qui touche tout le monde, à savoir la justice, et il va s’arrêter par un vote. C’est scandaleux et c’est ce que nous dénonçons.


J.D – On ira jusqu’à la fin de la contestation. S’il faut la maintenir après, on le fera. Il y aura des recours au pénal et un travail de la part de tous les avocats devant les juridictions pour expliquer et faire dire aux juges que ces lois sont mauvaises. Contrairement à ce que l’on peut penser, rien n’est perdu. On est en 1940 juste avant la bataille d’Angleterre. C’est toujours sur la dernière bataille qu’on a eu les plus belles victoires.

L’info en plus : pour approfondir, vous pouvez retrouver une synthèse des principaux points de contestation de la réforme de la justice, un focus particulier sur le projet de fusion des tribunaux d’instance et de grande instance adopté ce vendredi en deuxième lecture et un retour sur la manifestation du 15 janvier à Paris.

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