Être sénatrice : quelle réalité derrière les dorures de la République ?


Romain Vincens
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Temps de lecture 8 min

Publication PUBLIÉ LE 31/08/2020 PAR Justine Wild

Son utilité est régulièrement controversée et sa composition suscite de nombreuses critiques. Malgré ses détracteurs, le Sénat demeure toujours, mais son rôle est bien souvent méconnu. Aqui! est donc parti à la rencontre de deux sénatrices, Laurence Harribey (PS) et Nathalie Delattre (UDI), afin de répondre aux questions suivantes : à quoi sert le Sénat, que font concrètement, au quotidien, les sénateurs et les sénatrices de la République, et comment celles-ci vivent-elles le Palais du Luxembourg, à travers le prisme du genre en politique ?

Gagner l’hémicycle

Le Sénat compte 348 sénateurs et sénatrices, élus au suffrage universel indirect, et renouvelés par moitié tous les trois ans. En septembre 2020, 178 parlementaires seront remplacés. Dans chaque département, ils seront élus, pour un mandat de six ans, par un collège électoral de grands électeurs, constitué de députés, sénateurs, conseillers régionaux, conseillers départementaux et/ou conseillers municipaux. A savoir enfin : le nombre de sénateurs élus dans chaque circonscription varie en fonction de la population.

Nathalie Delattre et Laurence Harribey deviennent sénatrices le 1er octobre 2017, à la suite, respectivement, de la démission de Xavier Pintat et d’Alain Aziani, qui choisissent tous les deux de privilégier leurs mandats locaux en vertu de la loi du 14 février 2014 sur le non-cumul des mandats. « Tombée dans la politique » quand elle était lycéenne, lors des manifestations contre le projet de loi Devaquet visant à réformer les universités françaises, Nathalie Delattre explique son intérêt pour la politique par une volonté de participer aux débats, afin de choisir, et non subir, le changement. Du statut de militante à celui d’élue, les idées d’engagement et de défense des citoyens la nourrissent : « J’ai vite appris les vertus de la démocratie participative, avec une mise en pratique lorsque j’étais élue municipale : j’organisais des réunions de concertation tous les jeudis soir dans mon quartier. Je n’attendais pas qu’on vienne à ma rencontre, je faisais le premier pas. J’ai mis un point d’honneur à être une élue de proximité, pour recueillir les sentiments de mes concitoyens. Je suis dans la même démarche au Sénat. »

La sénatrice socialiste est animée par des motivations similaires : après dix ans d’expérience comme élue locale en tant que maire à Noaillan et vingt-cinq ans d’engagement associatif, elle estime que ses activités professionnelles et associatives lui ont façonné « une vie d’engagement au service des autres et des territoires. » Se donner le temps de la réflexion et travailler en profondeur en coopération avec les élus locaux. Telle était la volonté de Laurence Harribey. Elle affirme : « Tout cela a du sens. Bien plus qu’à l’Assemblée nationale, où nous sommes davantage contraints dans un jeu politique, nous pouvons, au Sénat, faire émerger un intérêt collectif à partir des sentiments des acteurs des territoires. » 

Laurence Harribey

Mais pour défendre leurs intérêts, il faut oser prendre la parole dans l’hémicycle. Il faut intérioriser les normes de la Chambre haute. « Il y a de nombreux codes à acquérir, raconte la sénatrice, et c’est vrai que j’observe beaucoup avant d’agir, donc il m’a fallu quelques mois pour comprendre comment le jeu de rôle d’une commission et d’un hémicycle fonctionnait, comment poser les questions d’actualité et les questions orales, comment être le plus efficace. Tout cela m’intéressait bien plus que de faire des effets de manches en réalité. J’ai pris le temps de comprendre comment la Grande maison du Sénat s’organisait. Et lorsque l’on a un peu d’expérience en politique comme j’en avais, ça fournit immédiatement une grille de lecture très utile à l’apprentissage du Sénat. De fait, après mes observations, je me suis rapidement sentie opérationnelle, tout en évitant de me laisser prendre au piège des tapis rouges et des dorures de la République. J’ai gardé mes distances avec tout cela, même si je suis profondément attachée à cette institution. »

De la nécessité du travail des sénatrices depuis le terrain…

Si, depuis la loi relative au non-cumul des mandats, il est impossible de cumuler un mandat de parlementaire avec un mandat exécutif local, il est toutefois toujours possible de conserver un mandat local simple. Ainsi, plus de 70% des sénateurs ont un mandat local. Une compatibilité également prisée par Laurence Harribey et Nathalie Delattre, respectivement conseillère régionale et conseillère municipale à Bordeaux. Toutes deux découpent effectivement leurs semaines entre trois à quatre jours de terrain (visites de communes, d’entreprises, de filières économiques), pour trois jours au Sénat où, nourries par le terrain, elles se font les porte-paroles des territoires. « Il est indispensable d’être en lien permanent avec eux, explique Nathalie Delattre. Cela nous permet de prendre connaissance de leurs projets et d’entendre leurs difficultés. Cela nous fournit des exemples concrets pour illustrer nos propos en hémicycle. J’ai effectivement pris le parti de proposer des amendements émanant du terrain, car c’est aussi ce qui touche le plus mes collègues sur les bancs du Sénat. »

Laurence Harribey exprime la même nécessité d’articuler le terrain avec le travail parlementaire : « Je ne différencie pas les deux ; mon travail parlementaire n’a de sens que s’il est l’écho du terrain, d’où l’impérativité de consulter les élus locaux en amont des textes, et non de les en informer en aval. » La sénatrice organise par ailleurs tous les deux mois, des « Ateliers de la sénatrice », afin de donner la parole aux territoires et de les encourager à développer des projets entre eux. Elle défend effectivement la notion de coopération territoriale car, aujourd’hui selon elle, l’enjeu est de faire travailler ensemble les différents niveaux de collectivités locales, non pas en concurrence, mais plutôt en complémentarité, dans le cadre d’un projet de territoire qui doit être co-construit par l’ensemble des collectivités. C’est ce qu’elle appelle, « l’intelligence collective territoriale ». 

Nathalie Delattre, sénatrice de la Gironde

Outre la fonction de législateur, il s’agit aussi de proposer aux élus locaux un véritable accompagnement en cas de blocage ou doute dans la conception d’un dossier. La sénatrice de centre droit poursuit : « Lorsqu’ils ont besoin de conseils, en particulier quand cela concerne des lois votées ces trois-dernières années, je suis en capacité de leur rappeler l’esprit du législateur, puisque j’ai eu l’occasion de suivre les textes de près. Sinon, je joue un rôle intermédiaire avec un service dédié au Sénat pour l’explication des lois. »

… jusqu’au Palais du Luxembourg

Pour ce qui est du travail au Sénat, les sénatrices s’entourent d’un certain nombre d’administrateurs et de collaborateurs. A Paris, elles prennent connaissance des projets de loi, qui émanent du Gouvernement, ou des propositions de loi, qui émanent des parlementaires. Et pour bien connaître les sujets abordés, le Sénat leur propose au préalable, des auditions, pendant lesquelles elles ont l’opportunité de rencontrer des experts. Cela leur permet de forger leurs convictions sur la pertinence ou non du texte. A partir des propos recueillis sur le terrain et des approfondissements des experts, elles apportent ensuite des correctifs. Ce sont les amendements, débattus plus tard en hémicycle. Une fois encore donc, l’approche par le local prend tout son sens. « Une des manières dont je vis le Sénat, c’est par mon action locale, rappelle Laurence Harribey. Le Sénat n’a de sens pour moi que s’il est le reflet des expériences locales et des projets de territoire. » Et cela se traduit, pour elle comme pour Nathalie Delattre, par une affectation à la Commission des lois, qui voit passer deux tiers des textes du Sénat, et se prononce favorablement, ou non, sur leur pertinence. « Les textes qui concernent les collectivités locales passent par cette commission des lois. Je voulais être au plus proche de la discussion législative autour des collectivités locales, explique la sénatrice socialiste. Cela justifie notamment que je me sois beaucoup impliquée sur la Loi « Engagement et proximité » qui parlait du statut de l’élu local et de la démocratie locale. Dans mon travail, je privilégie les dossiers qui ont un impact local, et qui sont le fruit d’une politique nationale ou européenne. »

Enfin, en complément de cela, le Sénat a une fonction de contre-pouvoir et de contrôle du gouvernement, à travers notamment, les commissions d’enquête. L’une d’elle a particulièrement été médiatisée : celle de l’Affaire Benalla.

Femmes et pouvoir sous la Ve République

Le profil-type des parlementaires au Sénat est vite établi : homme, âgé en moyenne, de 61 ans. L’institution se rajeunit et la parité progresse à petits pas, mais la Chambre haute ne compte néanmoins que 38% de sénatrices. Malgré la parité sur les listes proportionnelles, les partis ont encore (trop) tendance à placer des hommes à leurs têtes. Or dans les sociétés postindustrielles contemporaines, notamment caractérisées par la domination du savoir, les femmes, toujours plus diplômées, actives et qualifiées, refusent de plus en plus de n’exercer qu’un rôle politique second, sous le seul motif qu’elles sont nées femmes. Laurence Harribey témoigne : « Être une femme au Sénat n’est pas quelque chose que j’ai personnellement ressenti comme un obstacle. En revanche, autour de moi, à diverses échelles administratives, je vois bien qu’il faut se battre sans arrêt. Je réalise aujourd’hui qu’il faut être vigilant à ce sujet, car la place des femmes n’est ni suffisamment reconnue, ni suffisamment garantie. Mais il est vrai qu’au Sénat, je ne me suis jamais sentie freinée dans mes ardeurs lors de mes prises de parole. » Un sentiment partagé par Nathalie Delattre qui a, elle aussi, su se faire entendre et légitimer ses interventions : « Au départ on se sent tout petit, on manque d’assurance, même si les précédentes expériences aident beaucoup. On n’ose pas prendre la parole car on souhaite absolument dire quelque chose de pertinent. Et puis on se lance, car on a des dossiers à faire valoir. Et je me souviens encore des applaudissements d’encouragement de mes collègues, pour féliciter ma première prise de parole. » Un constat similaire pour les deux femmes : ici, pas d’invectives comme à l’Assemblée nationale, beaucoup de respect et d’écoute, et une compréhension sincère de la part des sénateurs sur les bancs depuis plus longtemps.

Le long combat des Françaises pour participer en première ligne, et non par procuration masculine, aux affaires de la cité, s’avère donc prometteur, même si, à ce jour, aucune femme n’a jamais été élue Présidente du Sénat, Présidente de l’Assemblée nationale ou Présidente de la République.

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