Abel Tiffauges naît, symboliquement,au collège Saint Christophe, en internat où, enfant chétif et maladroit, il prend soudain conscience d’être un “monstre féerique issu de la nuit des temps”. Son corps se transforme alors: il devient un géant à la force herculéenne. Il croît à sa prédestination: ” je suis un géant doux, inoffensif, assoiffé de tendresse, qui tend ses grandes mains, jointes en forme de berceau”. Abel Tiffauges est un portenfant. “Je n’aurais jamais cru que porter un enfant fut une chose si belle”… A l’instar d’Atlas qui porte le monde, de Saint Christophe qui porte le Christ, Abel Tiffauges porte son grand corps à la recherche d’une certaine innocence. Son histoire est un voyage aux multiples visages. Voyage intérieur, de son moi caché révélé par sa main gauche- sa senestre- dans ses “écrits sinistres”, sorte d’autopsie de lui-même (on pourrait presque dire autopsy); voyage géographique jusqu’aux confins de l’Allemagne, où la guerreelle-aussi révèle une part de sa vraie nature; voyage initiatique enfin, au travers des prémonitions, des symboles, des signes.
Mais son histoire est aussi une chasse, une traque. L’ogre a deux visages, il flirte entre le bien et son inversion maligne. On retrouve alors des thèmes chers à Michel Tournier : la gémellité, le miroir du bien, du mal, sans cesse entremêlés dans une danse éternelle, parfois danse macabre…
On ne sait si Tiffauges porte l’ Espoir ou sa propre croix. C’est la force de cette parabole qui nous contraint d’abord à envisager, puis à voir, les multiples dimensions du monde.
Anne DUPREZ
Le Roi des Aulnes, Michel Tournier.Gallimard, 1970.A lire aussi, du même auteur: Vendredi ou les Limbes du Pacifique, Grand Prix du Roman de l’Académie Française, 1969.