Le Grand Entretien: Anne-Marie Cocula : 2. Avec Aliénor en son Duché


Lefebvre Hervé
Copier le lien Partager sur FaceBook Partager sur Twitter Partager sur Linkedin Imprimer
Temps de lecture 11 min

Publication PUBLIÉ LE 29/11/2015 PAR Joël AUBERT

@qui ! — Et si nous évoquions, maintenant, une figure — LA FIGURE — dont on parle si souvent celle d’Aliénor, de cette duchesse d’ici, et de cette reine d’Outre Manche, du rôle qu’elle a joué.
Anne-Marie Cocula – 
Aliénor a l’avantage d’avoir été une femme de caractère, d’avoir été une écrivaine, d’avoir été exceptionnellement l’épouse de deux rois, le roi de France et le futur roi d’Angleterre qui le devint juste après leur mariage ; elle a eu la chance de vivre âgée. Songeons, qu’ à l’époque, vivre au-delà de 80 ans c’est très âgé et d’avoir eu beaucoup d’enfants ( NDLR:10 de deux époux ) et d’avoir été, objectivement, une femme de pouvoir parce qu’elle avait, vissé au cœur, son héritage.

Elle était l’unique héritière des Ducs d’Aquitaine, et, cet héritage elle l’a conservé, en dépit du roi de France, de son premier époux, avec lequel elle ne s’entendait pas et qui lui a fait payer très cher, mais elle n’avait pas été « sympa » avec lui… On va dire : elle l’a fait aussi de Henri II qu’elle a épousé, il avait 17 ans ; elle en avait 28-29. À cette époque-là, çà faisait une très nette différence d’âge et elle ne lui pas pardonné de s’être consolé assez vite avec d’autres compagnes. En fait, elle a joué, très tôt, très vite, pour ses fils et pour le préféré d’entre eux, Richard, qui deviendra plus tard Richard Coeur de Lion . Ensuite elle a joué, bon gré mal gré, contre le dernier, le plus jeune, Jean Sans Terre qui lui jouera de mauvais tours.

La résistance depuis Poitiers, sa capitaleAliénor symbolise cette forme de résistance de territoires qui fonctionnent comme des États. Et sa résistance a été de garder ce duché, souverain, face à la tutelle des rois de France et d’Henri Plantagenet, son époux. Pour elle, tout ce qui était l’organisation administrative de son duché, tous les rapports qu’elle avait avec l’aristocratie, les grands féodaux, par exemple la famille des Albret un peu plus tard, ces grands lignages, tout était tendu vers un objectif : garder sa pleine et entière autorité. Elle a joué une autonomie dans la suzeraineté de l’Angleterre puis de la France ; pour elle cela repose sur une administration, sur des civilités, des grands personnages, sur l’Eglise, sur les archevêques de Bordeaux, par exemple, mais aussi sur les villes. Elle a compris, elle, puis Richard puis le Prince Noir que dans un Etat, dans une principauté, le maillon essentiel c’est le maillon municipal, ce sont les villes.

Aliénor pendant les cours de Noël, c’est-à-dire les moments de rassemblements festifs à l’époque de Noël, ne va qu’une fois à Bordeaux; la plupart du temps elle est à Poitiers qui est sa capitale, là où elle a été mariée, non pas au roi de France, mais au futur roi d’Angleterre. Elle passe sa vie en voyages…Précisons, quand même, qu’ à ce moment-là la majorité de la population n’est pas dans les villes… Aux 12° et 13° siècles, c’est 95% de la population qui vit dans le monde que j’ose appeler rural et 5% dans les cités. Avec autour de cités murées, de vastes jardins, des zones où la population de la ville fait des échanges avec le monde rural le monde agricole, pour l’alimentation.

La leçon des rois d’Angleterre, ducs d’Aquitaine à la monarchie française

@! – Cette Aquitaine qui va devenir le terrain de jeu de l’Angleterre, et être heureuse sous sa tutelle; doit donc beaucoup à Aliénor.
A. M. C. – J’ai évoqué Aliénor et son souci d’autonomie en s’appuyant sur les villes; ce sera la même chose pour Jean Sans terre, son dernier fils . C’est lui qui va accorder des franchises multiples qui vont construire les privilèges urbains. Jean Sans Terre accorde aux villes de se gérer, de ne pas envoyer trop d’hommes à la guerre, le privilège de ne pas payer d’impôts – il ne faut jamais oublier qu’en France jusqu’à la veille de la Révolution, les bourgeois des villes sont des privilégiés – Les rois d’Angleterre, ducs d’Aquitaine, vont montrer à la monarchie française, si j’ose dire, comment on s’y prend pour pacifier une région et la mettre sous tutelle puisque leurs sénéchaux, leurs officiers, à bien des égards, ressemblent à nos futurs intendants du 18 ° siècle.

Face à cela, il y a la monarchie française qui, à partir de Philippe Auguste, ne va avoir qu’une seule idée : agrandir à partir de l’Ile de France son autorité, faire que son autorité vassalique devienne une autorité administrative. Faire que les grands vassaux qui se partagent le territoire soient peu à peu éliminés, que leur pouvoir soit domestiqué pour pouvoir, à la place de leur seigneurie, ou de leurs États, établir une administration royale qui n’ aura de cesse que de trouver les liens avec les villes.

Quand, on considère la géographie, la conquête des territoires monarchiques s’est faite du nord vers le sud, sauf pendant le règne d’Henri IV où là la conquête se fait, à partir du lignage des Albret, du sud, du plein sud, vers le nord. Bordeaux sera prise en tenaille encore plus que Poitiers. Après, la Réforme bouleversera le paysage.

J’admire la grande patience de la monarchie française qui va mettre quelques siècles à grignoter tout ce qui va faire la singularité d’une région. Et, elle va, on en parle beaucoup cette année à propos de Marignan et de 1515 avec l’avènement de François 1°, permettre, finalement, d’agréger ce que nous appelons Poitou-Charentes plus resserrée à la monarchie. Celle-ci, après, va continuer et rencontrer quelques déboires au moment de la réforme protestante.

La réforme, elle, naît d’un souci à l’intérieur de l’Église catholique d’en réformer les abus. Et, en même temps, de trouver un chemin assuré vers le salut. C’est notamment le combat contre les indulgences. La particularité de notre région c’est que très tôt de grands aristocrates de grande famille, de grands lignages – je pense aux Albret dans le sud, aux Montmorency en Midi-Pyrénées- vont, sans adhérer au protestantisme, à l’exception de Jeanne la mère d’Henri IV, trouver dans le choix du protestantisme un moyen de renforcer une puissance en déclin, en s’appropriant les biens de l’église, ses ressources, comme ont fait dans le Saint-Empire Romain germanique, les protestants. Le terme de protestant, je le rappelle date de l’année 1529, dans l’ancien Empire Romain Germanique. C’est le moment, en quelque sorte, où on voit les princes allemands faire main basse sur les biens de l’église. En fait, la réforme c’est à la fois politique, religieux, mais aussi économique; ça va déstabiliser l’Europe, car, en fait, la grande alliée du futur Henri IV, celle qui va lui permettre de s’en sortir d’avoir de l’argent et de payer des mercenaires c’est l’Angleterre …c’est la Reine Élisabeth I°. Et, là, malgré tout, bien que Bordeaux soit quand même anglophile, Bordeaux la catholique, même l’ultra catholique ne va jamais accepter que le futur roi de France entre dans ses murs. Dans notre belle région, cela va induire des oppositions de villes très fortes. Je pense à l’antagonisme majeur entre Bordeaux et La Rochelle.

Quand on regarde de très près l’histoire du XVII° siècle on s’aperçoit que lorsque le cardinal Richelieu assiège La Rochelle, en 1628, les Bordelais lui envoient de vieux bateaux qu’il fait couler pour pouvoir conforter la fermeture du port.

Ça a entraîné des rivalités, des mouvements de population, mais, globalement, là je vais le dire, même si c’est un peu rapide, ça a permis à Louis XIII, en mettant les pieds dans les empreintes de son père, de faire des croisades dans notre région qui ont effacé de la carte le parti protestant et précipité la tutelle monarchique. Ce n’est pas un hasard si Richelieu est devenu le spécialiste du démantèlement de villes; une ville démantelée c’est une ville ouverte comme en temps de guerre.

Et, là, la langue a joué un grand rôle. Le tracé des limites des langues d’oïl et d’oc plonge au nord de Bordeaux et remonte largement au nord de Limoges et va vers l’Auvergne ; là nous avons véritablement un territoire que, de façon un peu rapide, on peut qualifier d’occitan qui est plus compliqué, car l’usage du français c’est en fait un usage unificateur et l’ordonnance de Villers-Cotterêts sous François I° en 1539 est symptomatique du souci fe faire en sorte que tout le monde écrive français et que les actes officiels soient en français. Ça mettra d’ailleurs très longtemps. Les résistances sont plus fortes parce que les gens continuent à parler la langue d’oc, le périgourdin, tous ces dialectes que l’on appelait au XIX° siècle, au moment de l’École publique, les patois qui restent à l’oral. Ma grand-mère, sa langue maternelle c’était le périgourdin et quand elle entendait parler l’occitan elle me disait « je n’y comprends rien ce n’est pas ma langue ». Montaigne, lui, sa langue maternelle c’est le latin et si on lui donne le latin comme langue maternelle, en faisant venir un professeur allemand c’est parce que son père veut en faire un lettré, mais surtout il veut l’empêcher d’avoir une langue maternelle qui serait le périgourdin. Montaigne lui parlera le latin, le périgourdin, le français, l’italien. Les bourgeois de Bordeaux, les négociants de Bordeaux sont polyglottes ; tous ceux qui sont en langue d’oc sont polyglottes ; l’usage du français il apparaît même avant l’ordonnance de Villers-Cotterêts. Il y a des greffiers qui commencent leur texte en langue d’oc; ils passent au français, ils reviennent en langue d’oc:  ça mettra du temps.

Les villes ont un rôle éminent à jouer

@! – Limoges, Poitiers, La Rochelle, Angoulême, Agen, Pau, Bayonne… ne doivent pas, dites-vous, renoncer à leur histoire comme une abdication par rapport à une métropole qui serait tutélaire, envahissante...
A. M. C. – Non, au contraire elles doivent la revendiquer; ce que je crois et cela existe déjà sur le plan de l’éducation et de la culture dans l’Aquitaine actuelle. Elles doivent, ces villes, avoir un rôle éminent à jouer et prendre toutes leurs places en se situant, non pas dans une forme de ruralité qui ne correspond pas à leur histoire, mais en se situant, par rapport à ce qui fait leur spécificité, leur originalité. Et, en cela, je trouve que le concept de métrople est pour le moins maladroit. Il réveille dans nos têtes, l’idée qu’ une métropole, que la métropole, c’est Paris et, qu’ à partir de ce moment-là toute métropole va devenir l’équivalent de ce qu’ a été Paris à travers les siècles… Car la centralisation a été monarchique, révolutionnaire, impériale (1° et Second Empire) ; elle a été républicaine. (III° République) . Pire, en rompant avec les provinces d’ancien régime qui étaient l’héritage des temps féodaux, qui avaient les empreintes de l’aristocratie, en créant les départements, la centralisation a été considérablement accrue. Le département est, d’abord, un territoire de centralisation ; parce qu’il définit un chef-lieu et parce qu’il brise ce réseau urbain dont nous parlions. Et il donne à la tête et nomme un préfet et des sous-préfets qui sont les représentants de l’État

Il est clair qu’avec la loi la plus récente, qui redécoupe les régions, en conservant les départements et en faisant en sorte que leurs compétences soient largement conservées, la centralisation n’est pas abandonnée. Il ne faut se faire aucune illusion. Il n’ y a pas eu dans l’histoire des départements – 1790 – de découpage d’un département On n’a pas décidé, un jour ou l’autre, de dire on coupe en deux un département.

Ne pas confondre Capitale et Métropole

@! – Revenons sur la capitale de la grande région
A. M. C. – Oui, la grande région a une capitale, mais il ne faut pas la confondre avec les institutions de la Métropole. Elle a une vocation régionale. La vocation métropolitaine s’arrête aux frontières de la métropole ; moi j’ai préféré la Communauté urbaine, la CUB ; elle conservait cette relative autonomie aux plus grandes villes de la Gironde qui sont collées à Bordeaux. Maintenant ce n’est plus le cas ; il suffit de regarder le sigle choisi par la métropole avec cette espèce de feu d’artifice qui part dans tous les sens et aboutit à un point, dont le centre est Bordeaux. À partir de ce moment-là, le voyageur de passage, le touriste n’a aucune idée de ce qui est autour de Bordeaux. C’est dommage.

Un très grand chantier et beaucoup d’écoute

@! – Une des meilleures occasions de renforcer l’identité de cette grande Région ne réside-t-elle pas dans la définition qui reste à construire d’un grand projet culturel et touristique parce qu’on a une extraordinaire diversité des paysages, du patrimoine, de l’Histoire. Exemple : un Lascaux IV qu’on est en train de terminer à Montignac.
A. M. C. – Je crois que la meilleure façon de faire ressentir une identité, c’est de trouver des éléments de cohésion passés et présents qui permettent de construire un futur, ensemble. À une petite condition toutefois : c’est qu’il faut préserver, absolument ce que chaque région, chaque pays a su construire pour lui. Il ne faut pas effacer pour construire ; il faut rassembler, mais faire en sorte aussi, et ce ne sera pas forcément facile, qu’il y ait une forme d’unanimité sur un projet. Quel type de projet peut rencontrer l’assentiment très majoritaire des habitants de la future région ? Il y a quelque chose que je crains pour l’avoir observé dans l’Aquitaine actuelle : il ne faut absolument pas insister de façon contractée sur des départements qui seraient prisonniers d’une démographie déclinante et par opposition sur des départements qui seraient dans une croissance démographique exubérante, sur le contraste que l’on voit entre les départements qui regardent la mer et ceux qui en sont éloignés. Il faut faire très attention.

@! – Il y a un très grand chantier à ouvrir pour donner corps et identité à la Grande Région
A. M. C. – Avant de l’ouvrir, il faut beaucoup écouter et absolument préserver ce qui a tissé les tissus à l’intérieur des trois régions, ne rien imposer par la force ou une autorité quelconque . Il faut écouter, entendre, se dire par exemple qu’il y a, ici et là, des spectacles qui sont magnifiques. Ce qui est important pour la culture, et je le sais par rapport à ce que furent mes fonctions, c’est que désormais ça va élargir, pour chaque région, son rayonnement, qu’il s’agisse des groupes de théâtre, de la musique … On sortira parfois d’un certain repliement; il n’y aura plus de frontières. Il faut absolument que dans la nouvelle assemblée régionale et territoriale tout le monde soit écouté et que le poids des élus, en terme de quantité, ne soit pas un obstacle quelconque à la qualité d’écoute.  Ceux qui sont moins nombreux ont beaucoup à dire.

Lire la première partie de cet entretien avec Anne-Marie Cocula

Partagez l'article !
Copier le lien Partager sur FaceBook Partager sur Twitter Partager sur Linkedin Imprimer
On en parle ! Nouvelle-Aquitaine
À lire ! CULTURE > Nos derniers articles