C’est en juillet 2018 que je débarque pour la première fois à Selva e Paz, la ferme de Gudrun Götsch ou « Gudji » dans la région de Bahia. Le nom de la ferme signifie « forêt et paix ». Premier petit-déjeuner, tout le monde s’affaire à préparer des « beiju », galettes de manioc fermenté. Au Brésil depuis 3 jours, je ne sais pas encore que la fermentation de la farine de manioc est une pratique rare. Une pratique qui s’est perdue, en fait. Les indigènes avaient l’habitude de stocker le manioc dans un coin de la forêt et de venir le récupérer plusieurs semaines plus tard pour le consommer.
Cacau, banana e nada mais
Dans une petite pièce derrière la cuisine de Gudji, on fabrique un trésor gastronomique. Le sucre des bananes produites et déshydratées sur la ferme adoucit parfaitement l’amertume du cacao fermenté : une barre cacao-banane 100% agroécologique, qui vieillit comme un bon vin. Après 6 mois (j’en avait oublié une au fond de mon sac) des arômes de framboise apparaissent en bouche. Ces deux trésors de l’agroforêt, banane et cacao, produisent ensemble une explosion de saveurs après être passées entre les mains de Gudji et ses employés de la ferme.
Gudji ne cesse de répéter « je ne suis pas mon père ! ». Nombre de volontaires et visiteurs viennent la voir en espérant rencontrer une version féminine de son père Ernst Götsch, également père de l’agriculture syntropique et habitant à 5 km de là. Ernst est mondialement connu pour avoir développé ce modèle d’agroforesterie qui copie le processus d’évolution de la forêt et donne à l’humain un rôle de catalyseur de ces processus pour produire la nourriture qu’il souhaite.
En fait, comme la cacao et la banane, les talents de Gudji viennent d’un mélange. « Mon père aime le terrain, la forêt. J’ai récupéré la passion de la cuisine avec ma mère ». Un mélange de cultures aussi: elle a voyagé en Europe entre 15 et 28 ans, où elle a pu apprendre quelques secrets de cuisine avant de revenir au Brésil pour démarrer son projet agricole.
De retour au Brésil presqu’un an plus tard j’ai la chance de retrouver Gudji dans une ferme de Brasilia où je suis volontaire et où elle donne un cours de transformation des aliments agroforestiers. Nombre de participants du cours – tous brésiliens – découvrent le processus de fermentation du manioc et la fabrication des beiju. Sur cette photo, on peut voir les galettes de manioc, de maïs doux, de patate douce, et de « pinhão », ces pignons de pain géants. Gudji explique aussi comment déshydrater les bananes.
Vidéo du cours de cuisine agroforestière: https://www.youtube.com/watch?v=kSgiYReD5y0
Du manioc dans l’agroforêt?
Les brésiliens adorent le manioc sous toutes ses formes et la production de manioc brésilienne est aussi tombée dans le piège de la monoculture. Pourtant, à l’origine, le manioc fait partie d’un écoystème très diversifié, c’est une plante qui occupe la strate haute du début de la succession forestière. Il colonise par exemple des espaces qui ont été ouverts par le feu ou par une tempête et où il peut donc avoir accès à la lumière.
Chez Gudji, j’ai pu participer à un cours visant à créer une agroforêt pastorale avec un objectif de production de lait d’ici 3 ans. Lieu de l’exercice: une ancienne plantation de cacao laissée à l’abandon depuis 15 ans. Une « capoeira », étape juste avant la forêt mature. Pour rendre cette zone productive en utilisant les pratiques agricoles traditionnelles du coin, on aurait mis le feu pour détruire les arbres puis semé de l’herbe pour l’élevage. Avec l’aide de Flavio Baracho, spécialiste du pâturage tournant dynamique en système agroforestier, nous avons rajeunit le système.
L’objectif de l’agroforesterie successionnelle est de produire une abondance de nourriture et régénérer les écosystèmes. On va donc amener l’ancienne plantation de cacao à un état de fertilité encore meilleur, plus diversifié. Jour 1 et 2: tous les arbres sont abattus, découpés, leur bois organisé en lignes sur le sol: en plus de créer un chemin, le bois nourrit la vie du sol (surtout les champignons) en se dégradant et limite l’érosion.
Jour 2 et 3: on apporte de la poudre de roche calcaire et on plante un consortium de plantes qui vont se développer à des rythmes différents.
Vidéo « Plantar comida » : https://youtu.be/N2NuthEM3Yc
Au bout de 3 ans, les plantes en place joueront (entre autres) le rôle de haie et de fourrages pour les vaches. Mais en attendant, d’autres plantes vont pousser et produire de la matière organique, des fruits et des légumes, dont la vente permettra d’amortir le travail de plantation: tomates, aubergines, maïs, bananiers, igname, taro, et le fameux manioc.
Deux plantes en particulier, juntera et margaredão, poussent très rapidement et seront taillées intensivement pour produire de la matière organique et stimuler le sol au niveau racinaire. Les arbres qui constitueront la haie et produiront des fruits sont plantés un peu plus tard. « On expérimente pour recréer des savoirs qui se sont perdus, m’explique Flavio. « Plus c’est diversifié plus les bovins, qui sont curieux, ont le choix du menu: ils vont tester les plantes et si certaines choses ne leur plaisent pas ils s’en souviendront. Ces plantes procurent une alimentation diversifiée aux animaux, une diversité de nutriments, on évite les carences ». Pour l’agriculteur planteur de haies moyen, les arbres sembleront plantés trop proches les uns des autres. Rappelons nous que la nature est un système intelligent. Une forêt va produire beaucoup de nouveaux arbres chaque année, qui grandiront peut être, puis la nature sélectionnera ceux qui pourront donner des individus plus forts. Dans la nature, la coopération est bien plus forte que la compétition. On plante serré pour favoriser les symbioses entre plantes dans le sol et au dessus du sol.
Sol > Plante > Animal > Humain
Flavio me rappelle que notre santé démarre dans le sol. « Ici, l’implantation de l’agroforêt va aider à régénérer le sol, puis les animaux accélèreront le processus en faisant une taille naturelle des arbres et en produisant des déjections fertiles ». En agriculture syntropique, on favorise la récolte de légumes et fruits que l’on récolte encore quand la plante est encore verte, par exemple les tomates ou les aubergines. « Si on autorise une plante à vieillir, on fait ralentir le système. Au niveau des racines est produit un signal de sénescence que l’on souhaite éviter si l’on veut accélérer la régénération du sol ». Par exemple, quand on récolte un maïs grain ou un manioc mature, la plante est sèche et a envoyé autour d’elle un signal : « le système est mort, arrêtons de produire plus ! ». Cela ralentit la production. Lorsque je demande à Flavio de me ré-expliquer cette notion très nouvelle pour moi, il me donne une autre illustration. « Est-ce qu’un enfant de 10 ans a envie d’aller dans une fête où il n’y a que des vieux de 80 ans? »
Le lait produit d’ici 3 ans par ce système sera forcément plus riches en nutriments que celui produit dans un système où les vaches sont nourries de maïs et de soja, voire même de systèmes pastoraux avec peu de diversité.
Interview de Gudrun et Flavio: https://youtu.be/_nYvCBAaMto
En 2021 lorsque les vaches arriveront dans le système, elles vont faire leur fête aux bananiers. Mais l’objectif n’est pas de continuer la production de bananes; les bananiers sont une source d’eau et de matière organique, qui catalysent l’évolution du système. Dans la ligne de haie, les plantes plus fragiles et que l’on souhaite conserver pour la production (café, cacao par exemple) sont disposées vers l’extérieur, du côté des animaux, pour éviter qu’ils soient consommés.
On prévoit que les vaches passent 1 journée dans un carré de 400 m2. Gudji souhaite démarrer avec 3 vaches. Cela semble peu, mais l’objectif est de transformer ce lait d’une grande qualité et ainsi ajouter de la valeur.
La moyenne du Brésil est de 0,5 bovins par ha. « Ici on aura 3 vaches sur une parcelle de 1,6 ha, car il y aura une abondance de nourriture, aussi bien au niveau de l’herbe que des arbres ». En agroforesterie, on ne travaille pas qu’à l’horizontal. « En élevage conventionnel les animaux sont poussés à consommer plus. Ici, on fait confiance l’intelligence de la nature en laissant les animaux choisir leur nourriture, de l’herbe, des feuilles et des fruits très riche en nutriments. Ils ont besoin d’ingérer moins en quantité » m’explique Gudji.
L’école de l’agroforesterie
Cette session de 5 jours n’était pas juste un cours. C’est une réflexion sur les systèmes alimentaires et les paysages que l’on veut créer ensemble demain. Une réflexion qui implique les savoirs, les savoirs-faire et savoir-être de tous les participants. On apprend en faisant, en croisant les connaissances depuis l’écologie du sol à l’abreuvage des vaches. Au Brésil, on assiste à une véritable explosion des ces « Vivência agroflorestais », qui sont une manière holistique d’apprendre ensemble par l’expérience. Une caractéristique commune à la majorité des fermes agroforestières que j’ai visitées est l’expérimentation permanente, et l’intensité du partage, avec forcément des challenges à relever pour cette nouvelle pédagogie de l’agriculture. Comment optimiser l’apprentissage quand des personnes si différentes vivent une expérience ensemble? Comment gérer son temps, sa vie lorsque l’on est à la fois agriculteur, transformateur, vendeur, expérimentateur, formateur? Pour moi, c’est dans les fermes qu’est l’université agroécologique du futur. Sur notre planète toute entière.
Le projet Les Agron’Hommes au Brésil
Pour les raisons ci-dessus, le Brésil fait partie des pays de l’Ecole d’Agroécologie Voyageuse du projet Les Agron’Hommes. Un réseau de plus de 10 fermes propose aux jeunes, agriculteurs de demain, de s’impliquer dans un projet agroécologique sur place, apprendre l’agroforesterie, et partager leur expérience pendant et après sur les réseaux sociaux et par la vidéo, et valoriser leur apprentissage en réalisant ensuite un projet dans leur région en France.
Impliquez vous, découvrez plus !
Je remercie Marie, française en voyage au Brésil pour m’avoir aidé à traduire cette expérience lorsque mon portugais était encore bien faible !