Internet fait-il sa propre loi? Réponse avec Daniel Innerarity et Serge Champeau


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Internet fait-il sa propre loi? Réponse avec Daniel Innerarity et Serge Champeau

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Temps de lecture 8 min

Publication PUBLIÉ LE 01/02/2012 PAR Joël AUBERT

@qui! – En décrivant Globernance, Daniel Innerarity, directeur de l’Instituto de Gobernanza Democrática de Saint-Sébastien,  vous parlez d’un désir de gouvernance intelligente qui serait ‘un équivalent fonctionnel de l’Etat, un pouvoir politique analogue mais agissant au niveau mondial et non plus au niveau national’. D’où est née cette idée, cette ambition même, de ‘smart governance’?


Daniel Innerarity : La mondialisation de l’économie et des autres sphères de la société a fait naître un besoin de régulation politique qui ne peut plus être satisfait de manière traditionnelle : ni par la politique internationale classique (un ensemble de traités entre États souverains), ni par la construction d’un État international (sur le modèle des États souverains). On voit bien ce besoin d’une nouvelle régulation, que nous nommons gouvernance, dans le processus de construction de l’Union Européenne, et dans le fonctionnement des institutions internationales spécialisées (celles chargées de lutter contre le réchauffement climatique, ou de réguler l’économie mondiale). Il y a dans l’idée de gouvernance un changement quantitatif (une politique à une échelle nouvelle, mondiale, chargée de résoudre des problèmes se posant à l’ensemble de l’humanité) et un changement qualitatif (un type de pouvoir nouveau reposant, sur le partage de la souveraineté et l’articulation entre diverses instances de pouvoir, les pouvoirs élus et les associations de la société civile, par exemple).

@! – Un siège situé au Palais d’Aiete, à Saint Sébastien ; un site en ligne presque intégralement traduit en quatre langues – espagnol, basque, anglais et français ; un réseau mondial et des soutiens financiers de qualité. Qui se cache(nt) derrière le concept de Globernance ?


D. I. : Personne ne se « cache », à proprement parler, derrière notre Institut et notre site, dont la composition, la structure et les missions sont transparentes… L’Institut et son site (www.globernance.org) ont été créés en 2010 à l’initiative de Daniel Innerarity et d’autres chercheurs, espagnols et d’autres pays, qui partagent une vision voisine des sociétés contemporaines. Il existe des institutions semblables, dans d’autres pays européens, mais à notre connaissance il n’y avait pas d’institut de ce type, et de site de ce type, en Espagne. J’ajoute que nous sommes totalement indépendants au niveau politique, même si nous partageons en gros les mêmes idées (notre sensibilité est celle d’une social-démocratie rénovée, qui ne rejette pas le libéralisme économique et politique, qui cherche plutôt à réfléchir sur les régulations fines, non étatiques, qu’exigent les sociétés contemporaines).

Les mythes fondateurs s’effacent

@! – Les 19 et 20 décembre derniers, vous organisiez au parlement basque de Vitoria un congrès international sur le thème : ‘Internet et le Futur de la Démocratie’… une question centrale depuis quelques années, et brûlante ces dernières semaines. A cette occasion des intellectuels venus du monde entier, écrivains, journalistes, sociologues, bloggeurs, ont échangé leurs idées et perspectives. Le monde ‘intellectuel’ vous a-t-il semblé optimiste ou nostalgique ?


D. I. : Je crois que le congrès a montré que nous avons atteint une époque de maturité de la réflexion sur Internet et la démocratie. Les mythes des fondateurs d’Internet, parfois naïfs, sont en train de s’effacer (personne ne croit plus qu’Internet va révolutionner la pratique démocratique). Et la méfiance des intellectuels face à ces nouveaux outils disparaît aussi… Le congrès a montré, par les débats auxquels il a donné lieu, que les intellectuels qui réfléchissent sur ces nouvelles pratiques ne sont ni optimistes, ni nostalgiques, mais analysent avec lucidité les potentialités et les risques de ces nouvelles pratiques (au niveau de la presse, de l’espace public, et des pratiques démocratiques).

@! –  Les différents intervenants ont mis en avant tous les plus grands enjeux du tournant numérique actuel : nous sommes entrés dans le monde des liens, et des flux anarchiques extraordinaires que propose Internet. Invités au débat, Xavier Vidal-Folch, rédacteur en chef del Pais – Barcelone, et Bernard Poulet, rédacteur en chef de l’Expansion – Paris, ont montré un brin de pessimisme vis-à-vis du journalisme numérique: « les frontières entre le lecteur et le journaliste ont été abattues. Nous allons aujourd’hui vers une transmission horizontale et non plus verticale (comme traditionnellement): il y a donc une confusion entre l’information et l’opinion ». Comment l’équipe de Globernance voit-elle le journalisme de demain ?


D. I. : Il est normal que les journalistes soient vigilants et ne masquent pas les menaces qui pèsent sur la presse écrite (via la publicité, par exemple), dont le rôle est indispensable. Au-delà de ces inquiétudes, je crois que tout le monde était d’accord pour dire que nous sommes en train de trouver un nouveau modèle articulant presse écrite traditionnelle, presse numérique et intervention active des lecteurs. Il y a diverses formules possibles, tout est en mouvement, mais l’idée est d’éviter ce qu’on appelle parfois le freemium : une presse gratuite de qualité médiocre et une presse payante de qualité pour l’élite… Je crois que nous allons vers un modèle mixte, avec des médias gratuits de qualité, grâce à l’apparition de nouveaux outils, et une presse payante, mais pas inaccessible, pour ceux qui souhaitent des approfondissements. Le Huffington Post français, qui vient de sortir, est gratuit, et semble prometteur (il faudra voir sur la durée, bien sûr, mais il me semble meilleur, moins people, que la maison mère américaine) comme le sont les sites gratuits du Monde, du Figaro, de Sud-Ouest ou d’autres journaux. Et les abonnements à Mediapart et à d’autres « pure players » payants (ou à la version complète du Monde et d’autres journaux) sont des compléments qui deviennent, financièrement parlant, de plus en plus accessibles. Dans d’autres pays, le modèle peut être différent (El Pais, par exemple, a choisi de proposer une version gratuite de grande qualité).

S. Champeau: Hadopi n’est pas nécessairement l’outil idéal

@! – Serge Champeau, vous êtes membre de LabsHadopi depuis près d’un an. Hadopi se bat pour la propriété intellectuelle et la protection des artistes sur le Net en France. Avec les récentes lois américaines SOPA (Stop Online Piracy Act) et surtout le coup d’éclat du FBI à l’encontre du plus grand site de téléchargement mondial Megaupload, la plus importante instance de régulation indépendante française n’a jamais été aussi impopulaire qu’aujourd’hui : Hadopi est considéré comme un contrôle automatique de plus en plus d’aspects de la vie en ligne. Avec les récents événements, la défense, et le mode de défense, du droit d’auteur est-elle un débat relancé ?


Serge ChampeauSerge Champeau : C’est une question très complexe. Hadopi, telle qu’elle existe aujourd’hui, n’est pas nécessairement l’outil idéal. Mais il faut se méfier de deux dérives à la fois : évidemment, de ceux qui veulent museler Internet, mais aussi de ceux qui développent l’idéologie du « tout gratuit ». Il est démagogique de penser et dire que tout peut être gratuit. Les métiers de la culture (cinéma, livre, musique, etc.) existent et continueront à exister. Les créateurs continueront à être rétribués. Il faut trouver un mode de régulation qui satisfasse à la fois les créateurs, dont les demandes sont légitimes, et le public, dont les demandes le sont généralement aussi (sauf lorsque certains pensent que la culture est une sphère hors de l’économie, qu’elle doit relever d’un « communisme » – ce qui est bien naïf et dangereux). Je crois qu’on va peu à peu, avec bien des hésitations et des retours en arrière, vers une offre légale payante, qui laisse une place à la copie privée gratuite tout en rémunérant les créateurs. C’est un problème très complexe et il faut se méfier des solutions simples (comme une « licence globale », qui transformerait tous les créateurs en fonctionnaires rémunérés par l’État).

@! – La suite de l’histoire nous intéresse elle aussi… Contrariés par la fermeture de Megaupload, les Anonymous, en piratant le site du FBI et quelques autres dont celui de l’Elysée, ont ‘ridiculisé le gendarme’ : un plaisir vieux comme le monde. Dans le combat des penseurs contre les hackers, quels sont les véritables justiciers du Net ?


S. C. : Il y a hackers et hackers… Les Anonymous ont fait le choix de défendre une entreprise, Magaupload, dont tout le monde s’accorde à dire qu’elle relève de la pure escroquerie (elle a fait beaucoup d’argent sur le dos des créateurs). Il y aura toujours des gens comme ceux qui animent le mouvement Anonymous, qui sont des libéraux purs et durs, hostiles à toute régulation même prudente  et démocratique. Ces gens-là sont contre tout droit d’auteur, ils imaginent que la culture est le lieu d’un échange libre et gratuit. C’est un étrange mélange d’extrême libéralisme et d’extrême communisme, souvent confus et naïf. Les vrais justiciers du Net, ce sont les peuples, qui démocratiquement choisissent des solutions plus complexes, capables de concilier les intérêts des créateurs et des consommateurs. C’est évidemment moins facile que la démagogie d’Anonymous…

@! –  « Quant à la loi Hadopi, inapplicable, elle sera remplacée, je dis bien remplacée ! » a déclaré le présidentiable français au Bourget le 22 janvier dernier. La loi Hadopi est-elle réellement inapplicable aujourd’hui ?

S. C. : Hadopi n’est pas « inapplicable ».  Dans son domaine de compétence (elle n’est pas chargée pour l’instant du streaming, par exemple), elle a déjà obtenu des résultats importants (une enquête américaine indépendante vient de confirmer la baisse du piratage et le développement de l’offre légale de musique, pas seulement en France, mais partout où se sont mis en place des instruments démocratiques de régulation). Pour l’instant, nous ne savons pas trop comment Hadopi va évoluer. Les deux principaux candidats ne sont pas satisfaits de la situation actuelle. N. Sarkozy a parlé de « réformer » Hadopi, F. Hollande de la « remplacer », effectivement, mais nous n’avons pas le détail des projets. Que veut dire exactement « remplacer » ? Je crois qu’il faut attendre car il y a encore beaucoup de flou des deux côtés (une des responsables de la campagne de F. Hollande vient de dire, fin janvier, qu’il ne s’agit pas pour F. Hollande d’instaurer une « licence globale », alors que cette hypothèse avait été envisagée par certains dans son équipe, semble-t-il). Attendons…

La vraie démocratie est une articulation fine…

@! –  « Dans une société démocratique, nous ne savons jamais clairement si ce sont les gouvernants qui gouvernent les gouvernés, ou l’inverse ». Ce paradoxe peut-il être appliqué au net ?


S. C. : Depuis Aristote, l’idéal démocratique se définit par le fait que le gouvernant et le gouverné sont une seule personne. On retrouve cette idée chez Rousseau, par exemple. Naturellement, dans une démocratie qui n’est pas directe mais représentative, il faut un certain nombre de médiations pour que le gouverné soit en même temps un gouvernant.

C’est vrai qu’il existe une tendance, avec Internet, que l’on pourrait nommer « populiste » : l’idéal d’un retour à la démocratie directe, avec la critique de toute forme d’expertise (médecins, journalistes, professeurs, politiques). Mais ce qu’il y a de plus novateur, avec Internet, ce n’est pas cela, c’est plutôt l’articulation du travail des experts et du travail de ce que l’on pourrait nommer les « amateurs », au meilleur sens du terme. Voyez comment la presse numérique articule le travail des journalistes professionnels, irremplaçables, et des citoyens-journalistes (les blogs, les témoignages vidéos, les commentaires, etc.). Il en va de même dans les sites consacrés à la santé, par exemple, où se noue une nouvelle relation du médecin et du malade. Je crois que c’est cela la vraie démocratie, ce n’est ni le pouvoir venant d’en haut, ni le pouvoir venant d’en bas, ni l’étatisme autoritaire ni la démocratie directe, mais une articulation fine et complexe des experts et des amateurs.

Merci à vous, et à Aqui.fr, pour l’intérêt que vous portez au travail de notre Institut de Gouvernance Démocratique.

Propos recueillis par Fanny Cheyrou

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