La villa Shamengo, rêve écolo d’un « musée du futur »


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La villa Shamengo, rêve écolo d'un "musée du futur"

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Temps de lecture 12 min

Publication PUBLIÉ LE 23/04/2019 PAR Romain Béteille

Histoire d’un déclic

Nous étions, dès le départ, intrigués par cette « villa » d’un genre nouveau, imaginée par une journaliste baroudeuse et engagée. Lorsque nous rencontrons Catherine Berthiller pour la première fois, c’est dans un café à deux pas de l’allée Serr, sur la rive droite bordelaise. En juin prochain, on y posera la première pierre de « sa » villa Shamengo, lieu d’innovation et de démonstrations autour du thème de l’environnement de 1000 mètres carrés, singulier à plus d’un titre. Aux premiers instants, cette journaliste d’investigation nous décrit bien un rêve, une utopie aux dimensions internationales prête à naître juste en face de la Garonne, matérialisée par l’association Shamengo (qui prête son nom au projet), présenté comme le « living-lab du nouveau monde » à la dimension et aux valeurs très ollistiques : « prendre soin de soi, créer dans l’éthique, préserver la planète, s’engager pour les autres ». Ce projet associatif dont la villa partagera les vastes ambitions, la journaliste l’a imaginé il y a dix ans maintenant au gré de multiples reportages de terrain à travers le monde. Pour en comprendre la réalité, il faut déjà entendre l’histoire ayant accompagné le long chemin de sa création. « J’ai fait une grande partie de ma carrière journalistique en faisant de l’investigation, notamment pour Envoyé Spécial. Un jour, je me suis retrouvée dans un petit village en Inde ou j’étais censée recueillir le témoignage de gens qui vendaient leurs reins pour survivre », commence Catherine.

« Ils venaient de recevoir une lampe solaire qui allait changer leur vie parce qu’ils n’avaient pas d’électricité. Je me suis surprise à poser plus de question sur la raison pour laquelle la lampe solaire était arrivée. Quand je suis rentrée à New Delhi, j’ai fait plein de recherches et j’ai eu un mal fou à trouver l’innovateur qui se cachait derrière. Je me suis dit que je passais mon temps à donner la parole à ceux qui détruisent le monde et j’ai eu envie de la donner à ceux qui construisaient le monde de demain. Au départ, je voulais donner une année de mon temps en faisant des portraits vidéos sous cet angle. Finalement, le truc était tellement génial que je n’ai pas décroché. Ce qui m’intéressait, c’est qu’ayant fait plusieurs fois le tour du monde et continuant à le faire, j’étais aux avant-postes d’un nouveau monde qui était en train de naître. Il y avait plein de signaux faibles qui me disaient que le modèle économique dans lequel on baigne, érigé en modèle de société, montrait des gros signes d’essoufflement et qu’il y avait une armée de personnes qui commençaient à réfléchir à l’après ultra-consumérisme ».

« Un arbre qu’on abat fait beaucoup de bruit; une forêt qui germe, on ne l’entend pas ». Cette phrase de Gandhi résume à elle seule les folles ambitions derrière Shamengo : donner la parole à « toutes ces personnes dont on ne parle pas et qui contribuent à une conscience planétaire qui est en train de se mettre en place. J’avais tous les morceaux du puzzle dans ma tête assez rapidement. Quand je suis allée voir France Télévision pour leur dire la vision que j’avais seulement pour le premier étage de la fusée, ils m’ont déjà pris pour une folle. Si j’avais dit que ce n’était que le début, je pense que j’aurais été bonne pour l’internement. J’aime bien voir grand, j’ai faim d’aventures hors du commun, c’est ce qui me fait lever le matin même si c’est difficile et très ambitieux. Pour réussir, il faut découper sa montagne ».

Une montagne à gravir

Si on devait lui donner un relief un peu plus concret, nous dirions que ce bâtiment serait à la fois une maison et un laboratoire. Dans sa construction déjà, la villa Shamengo passera par plusieurs systèmes et intermédiaires : l’entreprise CMF sera responsable de la construction de la structure principale de cette serre transparente, le restaurant-cuisine sera réalisé en béton végétal projeté par l’entreprise Vertige qui va aussi réaliser la toiture végétalisée, l’usine et les ateliers pratiques seront faits de cartons et de bouteilles plastique recyclées, la maison à l’arrière de la serre sera réalisée en bois assemblé sans clous. La serre elle-même sera démontable et transportable ailleurs, ce qui fait en théorie de la villa Shamengo un projet mouvant, mais Catherine assure qu’une « preuve de concept » devra être apportée avant tout déménagement (cette dernière s’est donnée un objectif de cinq ans). « Ce sera donc une éco-construction faite avec des matériaux durables qui regroupera plus de 150 innovations rassemblées sous un même toit, qui sont principalement le fruit de toutes mes rencontres, une sorte de cabinet de curiosités du 21ème siècle avec une maison dans laquelle on va vivre, apprendre et expérimenter ».

villa Shamengo

Shamengo veut donc s’imposer comme une vitrine de l’innovation écologique, « essentiellement des innovations françaises pour ne pas complexifier les choses. Les innovateurs n’ont pas de lieu pour exposer, avoir des retours d’utilisateurs, de testeurs. C’est à la fois un showroom et un lieu d’amélioration des innovations par rapport aux usages qu’on en fera. On a fait beaucoup d’ateliers d’intelligence collaborative. Ce qui en est fortement ressorti, c’est que les gens ont envie de vivre en ville dans un jardin, d’où l’idée de la serre, et ils ont envie que cette dernière soit une fenêtre ouverte sur le monde, d’où les vidéos qui vont être diffusées dans la villa pour pouvoir être en interaction. C’est une serre dans laquelle on va faire pousser des légumes ». Plantes cultivées en aquaponie, phosphore des urines récupéré et transformé pour servir d’engrais, recyclage des déchets… Shamengo ne s’interdit rien et dans aucun domaine, de la santé à l’environnement en passant par le bâtiment ou l’agriculture. 

Des entreprises régionales vont pouvoir s’en servir comme d’un lieu d’exposition et de business : Vertige, Base Innovation (panneaux photovoltaïques), Olikrom (récemment créateurs d’une peinture phosphorescente), Microalgues (inventeur du saumon végétal), la Ferme de la Glutamine, De l’Eau à la bouche (coopérative aquaponique), l’association Récup’ (fermentation de biodéchets), l’entreprise Elise Atlantique ou les meubles d’Api’up font ainsi partie des exemples régionaux cités parmi les futurs exposants de la villa, qu’il s’agisse d’entreprises, d’associations ou d’autres types de structures. Le spectre est large, et selon Catherine, c’est tout l’intérêt. « Pour ce premier test, on se donnera le temps d’améliorer les choses. Pour suivre l’innovation depuis dix ans, il y a une grosse illusion de penser qu’elle va vite. On l’associe beaucoup au numérique, mais il y a bien d’autres types d’innovations très lentes à mettre en place. Quand c’est mature, ça peut se déployer. On veut se donner le temps de fonctionner comme tout projet d’innovation, comme un enfant qui apprend à marcher. Ça ne sera peut-être pas top au départ, il y a des choses qui vont marcher et d’autres pas, on va sans arrêt revoir notre copie en espérant être au point et proposer à d’autres villes d’accueillir ce concept. On ne veut pas non plus être dans une logique de la consommation à l’excès. On va essayer d’évoluer vers les meilleurs pour éviter de changer de « pionniers » trop souvent (c’est comme ça que sont baptisés les futurs exposants de la villa et les quelques 10 000 membres de la communauté créée par l’association). Par exemple, on ne vendra qu’un seul rétenteur d’eau, on a passé assez de temps pour savoir quel était le meilleur ».

Un espace ouvert

La villa ne veut pas non plus n’être qu’un simple « showroom/hôtel des ventes ». « Vous pourrez venir assister à des conférences, rencontrer des pionniers, visiter la villa et participer à des ateliers qui expliquent notre démarche. On pourra, par exemple, apprendre à faire des murs végétaux chez soi voire demain en faire son métier, toujours dans cette logique de comprendre les enjeux et y répondre en tant que citoyen ». Cette idée de pédagogie citoyenne va plus loin que des « petits gestes du quotidien à adopter », assure Catherine qui n’a, à l’entendre, pas ménagé ses efforts pour faire de son projet de fusée à plusieurs étages une idée concrète. « Tout prend plus de temps que prévu, je pensais que ce qu’on a mis dix ans à mettre en place allait être fait en deux, mais c’est le premier qui lâche qui perd. J’ai démarré l’ascension de la face Nord de l’Everest en tongs. Au final, tous les ingrédients de départ sont là. La première villa devait démarrer en Inde, on avait signé un contrat avec le gouverneur de l’État du Gujarat qui, entre temps, est devenu le Premier Ministre de l’Inde. On n’a pas trouvé les sponsors et le financement là-bas, c’était plus facile de démarrer ici ». La villa Shamengo, dans un premier temps, sera ouverte à tous et accessible gratuitement, à raison de 200 personnes maximum en même temps (pour des questions de sécurité). Tous les six mois, une vingtaine de « résidents volontaires » vont y vivre et expérimenter ce nouveau mode de vie. « Bien sûr, ils ne seront pas là 24 heures sur 24 parce qu’on n’a pas de quoi les héberger tous, mais ils vont tout de même y vivre comme dans une maison individuelle, il y aura d’ailleurs une table d’hôtes ». On devrait y trouver également deux chambres et un dortoir d’une quinzaine de lit, destinés à des étudiants ou des familles qui serviront de « bêta-testeurs ».

villa Shamengo

La table d’hôtes fera partie de la tentative de trouver à ce « brouillon de cultures » un modèle économique. « On y trouvera des activités qui permettront de faire fonctionner le lieu comme dans un musée et de monnayer les choses. Tout ce qu’on verra pourra être acheté, il y aura aussi une boutique en ligne », confie la journaliste. Au moment de parler montage et finance, en revanche, on avance un peu plus sur des œufs. Le permis de construire de la villa a été déposé en février, Bordeaux Métropole ayant accordé à Shamengo une AOT (autorisation d’occupation temporaire) pour une durée de cinq ans en juillet. L’État, Harmonie Mutuelle, Eiffage, SNCF Réseaux et d’autres mécènes font aussi partie des partenaires soutien (autrement dit des financeurs). À entendre sa créatrice, la collectivité est plutôt partante pour ce genre de projet test. « Quand j’ai commencé à en parler, on m’a dit qu’il fallait le faire ici. C’est un terreau fertile pour l’innovation. Je suis ravie que ça ne voit pas le jour en Inde au final. Même si on se plante, on aura au moins testé quelque chose. J’espère que ce sera une réussite et que ce sera une innovation made in France qu’on pourra exporter ». 

Des inquiétudes à lever

L’utopie de la villa Shamengo ne s’est en revanche pas faite sans quelques heurts et concessions notables, notamment au niveau administratif. L’AOT octroyée à Shamengo est, comme pour Darwin, obligatoire en cas d’occupation du domaine public, dont fait partie l’emplacement sur lequel la serre va être installée. Les services payants que va proposer la villa en font un projet à vocation commerciale d’un point de vue légal, pourtant l’association devrait payer une redevance d’occupation annuelle très faible. Dans la délibération de Bordeaux Métropole adoptée en juillet, il est précisé que cette dernière devrait représenter un peu plus de 8500 euros (8509,58 euros exactement). Quant au budget final, qu’il s’agisse de l’enveloppe globale pour le chantier ou de celle du fonctionnement de la villa une fois installée, Catherine Berthiller est bien plus prudente. « On ne sait toujours pas combien ça va coûter, je préfère ne rien dire tant que les choses ne sont pas stabilisées. Ce n’est pas une question d’argent mais de mobilisation pour le projet. S’il devait être financé en payant tout le monde, il serait trop cher. Chacun donne de ses compétences bénévolement ». Une petite équipe de bénévoles devrait ainsi faire « tourner la boutique » et les résidents en question pourraient également faire partie de la communauté de « pionniers » de l’association, qui sont régulièrement interrogés dans des reportages proposés par la « tv Shamengo ».

Dès la première annonce concrète du projet, Shamengo a du faire face à la constestation d’un collectif de riverains, l’ACPEL (association pour la conservation et la promotion des espaces libres de la Bastide). Les raisons de la fronde ? L’emplacement et le manque de concertation publique autour du projet. « On ne cherche pas à convaincre les opposants, il y en a qui ne seront jamais convaincus. Dès qu’on a eu vent de l’association d’opposants, on est immédiatement allé les voir pour comprendre ce qui leur déplaisait dans le projet. On a revu entièrement les plans de la villa, qui avait un étage au départ, pour le supprimer. On a mis de la verdure sur les toits, la serre a émergé à ce moment-là. On a fait en sorte que ça puisse répondre à leurs critiques », assure Catherine Berthiller. L’association a mis en place il y a trois mois une pétition contre le projet, ayant recueilli à ce jour 797 signatures. « Il y a beaucoup de contre-vérités qui ont été divulguées, les commerçants étaient ravis du projet alors qu’ils étaient contre auparavant parce qu’ils avaient des informations qui ne correspondaient pas à la réalité ». En avril 2017, le code général de la propriété a été modifié, octroyant l’obligation pour les collectivités d’organiser une mise en concurrence pour développer un projet sur un espace public. En mai dernier, Shamengo est sorti vainqueur de cet appel lancé par la métropole en janvier 2018. Plusieurs élus de l’opposition (parmi lesquels l’écologiste Pierre Hurmic dont le groupe politique s’est abstenu lors de la délibération de juillet et le socialiste Matthieu Rouveyre) ont en revanche dénoncé la diffusion « discrète » de cette mise en concurrence que Shamengo s’est félicitée d’avoir remportée.

« Réalité collective »

La villa Shamengo avait fait parler d’elle lors de la COP21, qui pour la première fois avait ouvert un espace dédié à la « société civile » : l’association y avait installé une « mini-villa » de 150 mètres carrés. Shamengo fait aussi partie du « Programme d’Investissement d’Avenir » autour de la « ville de demain » dans lequel plus de 37 millions d’euros ont été accordés par l’État (en subventions principalement) pour financer des projets du même type mettant l’innovation au centre de leur initiative. Enfin, elle est intégrée à l’aménageur Euratlantique, dont le souhait futur est de la déplacer dans la caserne de la Benauge, une « version pérenne de la villa », comme l’a confié Stefan de Faÿ, directeur de cette vaste opération d’aménagement. Le succès ou l’échec de l’expérimentation devrait être l’une des conditions essentielles de cette future installation, mais Shamengo ne s’interdit pas de déployer son concept dans d’autres villes, en France comme dans le reste du monde. Catherine Berthiller, elle, continue sa croisade : elle a prévu de réaliser un reportage télévisé comparant la qualité de vie bordelaise à celle de la ville de Copenhague. Passée de reportages dénonciateur à un « journalisme à impact », elle affirme que le contexte dans lequel s’inscrit la construction de la première « villa/laboratoire écologique » est « à la croisée des chemins. C’est très dur de changer des habitudes ancrées, mais on veut tenter d’expliquer que le monde dans lequel on vivra demain ne ressemblera pas à celui dans lequel on vit aujourd’hui et qu’il y a une responsabilité globale sur ce qu’on est en train de faire. C’est un rêve individuel qui est en train de devenir une réalité collective ».

Le souhait de développer cette « réalité collective » semble s’être emparé de la rive droite bordelaise, tant les projets à vocation écologique s’y multiplient : en plus de Darwin ou d’autres constructions à vocations « durables », un projet de ferme aquaponique sous serre sur la commune de Lormont (avec mise à disposition gratuitement du foncier pour six ans) compte produire salades, tomates, aromates, truites et écrevisses bio pour les vendre en circuit court. À Cenon, c’est un autre vaste projet de « food factory » qui va s’implanter sur l’ancienne distillerie  de la « Vieille Cure » pratiquant allègrement, comme Shamengo semble vouloir le faire, le mélange des genres : espace de co-working, incubateur d’entreprises, micro-distillerie, restaurant ou école de cuisine feront ainsi partie de ce premier « cluster » dédié à l’alimentation durable en France. Elle devrait voir le jour en 2022. La villa Shamengo ne serait-elle donc que la partie émergée d’une lame de fond ? Au moment de quitter Catherine Berthiller, on voit bien à son regard vers l’allée Serr qu’elle imagine déjà la villa avant même que la première brique ne soit posée. « L’innovation part toujours d’une idée folle et elle se réalise parce que les gens sont assez fous pour le faire », assure-t-elle. Nous laisserons à chacun le soin d’interpréter, mais gardons à l’esprit que si « les fous passent, la folie reste ».  

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