Alors que les vendanges confirment l’importance des volumes récoltés cette année en accentuant les interrogations sur l’évolution du marché, nos deux grands témoins Pierre Casamayor et Jean-Marie Chadronnier, apportent leur regard sur ce qu’il est convenu d’appeler « une crise » mais qu’il vaudrait mieux appeler un tournant nécessaire…
Surproduction, concurrences nouvelles, consommation freinée par la lutte contre l’alcoolémie, qualité
des vins trop inégale : le bordeaux est en crise. Faut-il encourager l’arrachage à grande échelle ?
Pierre Casamayor : Cette question sous entend que l’on a trop planté ! ce qui est le cas depuis 20 ans, et dans des non-terroirs, palus ou bas fonds où les pauvres cépages aquitains ont bien du mal à arriver à maturité. Oui, il faut revoir la qualité des parcelles et les rendre à leur destination naturelle, prairies ou peupleraies. Par contre il y a des terroirs qui seraient qualitatifs si la viticulture était en mesure de les exprimer. Plantations trop larges, desherbages totaux ou rendements excessifs ont raison de n’importe quel sol pour ne développer que des caractères variétaux. Ce qui n’est pas la vocation d’une AOC. On a cru trop longtemps à Bordeaux que les techniques du chai pouvaient seules faire du bon vin, en oubliant parfois que le raisin est essentiel. Il y a donc urgence à revenir vers une viticulture de qualité, quel que soit le niveau des appellations.
Jean-Marie Chadronnier : Non. Je ne crois pas que le problème se pose de cette manière-là. Il faut encourager l’arrachage de tout ce qui n’aurait pas dû être planté et n’est pas apte à produire des vins de qualité. Des vignes situées là où il vaudrait mieux cultiver du maïs ou du riz (!) , des vignes plantées à une densité de 2000 pieds/ha, compte tenu des rendements autorisés, ou d’autres en mauvais état. Pour celles-là, il faut vivement encourager l’arrachage. Mais savoir aussireplanter des vignes sur des terroirs de qualité, comme elles doivent l’être à une densité adaptée et au terroir et aux rendements.
A côté des appellations les plus prestigieuses il y en a beaucoup d’autres moins connues. Etes vous de ceux qui pensent qu’il y en a trop, que le « consommateur mondial » y perd son « bordeaux ».
Pierre Casamayor : La grande chance du vignoble bordelais réside dans ce nom magique que chaque étiquette peut revendiquer, le mot Bordeaux, synonyme de grand vin dans le monde entier, du moins jusqu’à ces dernières années. Une chance à double tranchant car un producteur qui s’en réclame n’ a pas le droit de décevoir son acheteur. La variété des appellations est donc compensée par cet aspect fédérateur. Peut être faudrait il que les étiquettes destinées à l’exportation mettent ce mot en avant, dans des caractères de taille supérieure à celle de l’AOC : Nous pourrions ainsi voir un vin étiqueté : BORDEAUX, AOC Côtes de Blaye, le consommateur néophyte achèterait du bordeaux avant tout, l’initié pourrait choisir, à l’intérieur de cette entité, telle ou telle AOC.
Jean-Marie Chadronnier : Oui. Je pense que le consommateur mondial, et le français aussiy perdent tous « leur bordeaux ». C’est une des causes de nos difficultés actuelles car nous arrivons en ordre très dispersé; nous sommes très fragmentés dans nos offres et nos appellations. C’est une aberration d’imaginer que le consommateur moyen puisse adhérer à ce système-là alors qu’ il est sollicité de toute part. Son hésitation est en grande partie liée à la manière dont on s’adresse à lui, dont on communique. Quand on voit comment le concept de cépage aété couronné de succès, devenant le mode essentiel de communication ce n’est pas difficile de comprendre pourquoi. Le consommateur a le sentiment de comprendre ce qu’on lui dit; il ne fait pas forcément la différence entre un merlot et un cabernet sauvignon mais il a une possibilité de choix personnel. Tandis que dans notre multitude d’appellations on refuse, à priori, de lui donner le seul élément qui lui permette de comprendre, le cépage. Le tout AOC que la France a voulu adopter revient à attribuer à tout consommateur des connaissances qu’il n’a pas. Il est indispensable que l’on accepte une remise en question de ce concept des appellations de sorte qu’on puisse communiquer au consommateuravec des codes qu’il comprenne et ne le rebute pas.
Quelles sont les décisions à prendre absolument pour atteindre un rapport qualité-prix qui redonne toutes ses chances au plus grand vignoble d’appellation du monde ?
Pierre Casamayor : Il ne faut jamais oublier que le vin est fait pour être bu, et avec plaisir, par un consommateur. Le contrôle de qualité est donc essentiel, tout comme l’écoute du marché.Et pourtant le vin est le seul produit qui soit agréé alors qu’il n’est pas fini. La seule voie de salut pour arriver à redorer le blason des AOC est l’agrément sur vin fini, c’est-à-dire à la mise en bouteille. Se posera ensuite la problématique de la sévérité de cet agrément, mais là nous touchons à la politique ! Quand à l’idée de créer des super AOC, cela me semble une fausse bonne idée, en insinuantle système qui perdure depuis des années a trompé son monde, sans garantie que les mêmes problèmes ou le même laxisme ne s’installent à nouveau. Ce n’est pas par le haut qu’il faut s’échapper, c’est en assainissant la base de la pyramide.
Jean-Marie Chadronnier : A Bordeaux, Il faut bien faire et le faire bien savoir, savoir défendre la valeur ajoutée. On ne peut pas être tous des Mouton ou Margaux. Mais sachons profiter de notre credo : le privilège du terroir. Donc on ne plante que sur les bons terroirs pour produire le meilleur raisin possible. Le rendement ? C’est une des hypocrisies du système : dire qu’à Bordeaux on fait 55 hl mais se foutre complètement de savoir si c’est produit par des vignes où il y a 1500 ou 10 000 pieds/ha… Si on veut absolument produire 60 ou 70 hl que la plupart font pisser, avec des coûts de productionminimaux, ça ne marche pas. Si on a des vignes à 2500 pieds, il ne faut produire que ce qu’elles sont capables de produire en vin de qualité, c’est à dire 30 ou 35 hl/ha. Aujourd’hui, on parle de rendement agronomique : j’aime assez cette notion ; il faut produire au pied de vigne et non à l’hectare.
Ensuite il y a le faire bien savoir. C’est la communication par le produit qui porte son nom, sa marque, son information avec un message simple, adapté. Château Lafite n’a pas besoin de dire qu’il est Pauillac mais château Dupont va peut-être devoir expliquer ce qu’il est… Si c’est un bordeaux ? Il faut le préciser. Mais bien des consommateurs dans le monde ne savent pas aujourd’hui où est Bordeaux. Alors n’oublions pas le plus important, le mot France ! Capitaliser sur l’origine France c’est très important. Je le dis fermementparce que les Bordelais n’y croient pas. En outre pour ceux qui ont besoin de ce code supplémentaire qu’est le cépage, apportons ce message sur l’étiquette. Mais il vaut mieux concentrer tous nos efforts à créer de la notoriété pour et par les marques que sur l’appellation. L’immense force de Bordeaux c’est d’avoir de très grands noms qui sontles locomotives uniques et grâce auxquelles nous sommes encore ce que nous sommes. L’immense faiblesse à l’inverse, c’est qu’en dessous il n’y a rien ; dix mille producteurs qui se partagent unpetit bout de la connaissance ou de l’ignorance du consommateur et qui l’embrouillent.
Mon propos paraîtra excessif,mais si nous avions à Bordeaux cinq marques de belle qualité comme le sont celles de Champagne, chacune vendant 50 millions de bouteilles, nous serions dans une situation très différente. Je ne dis pas que le petit château doit disparaître, au contraire. Mais il ne doit exister que dans une configuration où il représente quelque chose de spécial, la qualité du vin le caractère du propriétaire…Tout ce monde-là, sachant alors créer de la valeur ajoutée. C’est la marque qui créée la valeur ajoutée ce n’est pas l’appellation.
Depuis quelques années celle-ci nous montre, malheureusement, qu’elle tire vers le bas…
Propos recueillis par Joël Aubert