La compréhension prend du temps, la confiance aussi « Ce qu’on dit rarement, c’est que la recherche est aussi une relation de soi-même avec son terrain. La prison est un milieu hostile ; hostile à tous ceux qui s’y trouvent. Mais c’est aussi qu’en tant que chercheur, on n’y a pas de place. Il est faut s’y acclimater, trouver un équilibre sans gêner ». C’est seulement au terme de 4 ans de présence, au fil de visites régulières, que l’auteur s’est jugé apte à commencer la rédaction de l’Ombre du monde.
Avec l’observation participante, retenue comme mode opératoire, il fait le choix d’« une présence qui se veut assez discrète, mais qui dans le même temps nous place dans une vraie interaction avec les gens ». L’idée est d’être là, pour discuter et pour regarder, et qui plus est d’être là longtemps. Des 4 ans passés dans la même maison d’arrêt – dont il tait le nom dans son livre – Didier Fassin conclue que la confiance se gagne petit à petit. « Les témoignages les plus révélateurs, pour la plupart, je les ai recueillis au cours de ma dernière année là-bas ».
Dénoncer la violence ordinaire Si son tableau de l’univers carcéral recherche l’objectivité, il n’est pas froid pour autant. Son « ethnographie critique » (selon ses propres termes) n’est pas qu’une méthode. Derrière ces années d’investigation, résident surtout une rencontre et une expérience humaine, « par définition toujours extrêmement riche », souligne-t-il. Pour cette raison sans doute, la réalité que décrit Didier Fassin interpelle ; plus que cela, même, elle indigne.
« On a doublé le nombre de lits. On commence à le tripler aujourd’hui. Dans une cellule prévue pour une personne, on a d’abord échangé le lit contre un lit superposé ; maintenant, on ajoute un matelas par terre ». Le principe de l’emprisonnement individuel, voté à la fin du XIXe siècle, n’est toujours pas mis en application, au contraire. 1100 personnes dorment aujourd’hui sur un matelas posé sur le sol.
Sans remettre en cause la valeur d’Un prophète, ou d’autres créations dans la même veine, l’auteur s’oppose à son exacerbation de la violence. « Les bagarres dans les douches, les passages à tabac, ce sont des choses qui arrivent. Mais ce qui est bien plus important, c’est la violence quotidienne »
Plus insidieuse, elle fait aussi plus de dégâts. Elle se cache dans l’hygiène, l’apparence, les petites privations. « La violence, c’est quand le surveillant ne vous accorde pas de douche, mais la donne à votre voisin, pour vous montrer que c’est lui qui décide. J’entends souvent des gens dire des détenus qu’il ne leur manque “que” la liberté. Il leur manque tout. À cause des règlements comme du pouvoir discrétionnaire, voire arbitraire du personnel, les détenus en arrivent tous au même type de discours : il faut apprendre à supporter les humiliations, à s’écraser, à se taire »
Quand la Justice enferme « Une chose qu’on ignore, c’est que la prison est une invention récente » ajoute le sociologue à la surprise d’une partie du public. Depuis 200 ans tout au plus, la détention est entrevue comme une solution. À l’exception de quelques prisonniers politiques (et encore, la Bastille était presque vide au moment de la Révolution, rappelle-t-il) et des détentions courtes qui précédaient certains procès, c’étaient les amendes ou les châtiments corporels qui étaient la règle. « Fin XVIIIe, on commence à développer la prison comme un moyen d’humaniser les peines. Entre 1850 et 1940 cependant, le nombre de détenus chute. C’est dans la seconde moitié du XXe siècle que la population carcérale explose. »
Le recours à l’enfermement est en nette inflation. Entre 1955 et nos jours, la population des détenus a triplé. Constat dérangeant, il n’en va pas de même de la criminalité. « On entend généralement qu’il y a de plus en plus de criminels. C’est absolument faux. Les chiffres officiels montrent un déclin des crimes les plus graves (homicides, cambriolages). Quant aux viols, la seule réserve peut-être, il est simplement difficile d’en parler pour le moment parce qu’ils étaient mal mesurés par le passé » C’est l’incarcération pour des motifs mineurs, et elle seule, qui augmente réellement. « Le simple usage de cannabis, c’est 7000 entrées par an. Pour la conduite sans permis, c’est 8000 »
Sensible dès le début des années 19_0 avec la loi Sécurité-Liberté, l’« abcès sécuritaire » dont parle l’auteur connaît depuis une dizaine d’années une expansion frappante, notamment avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy au Ministère de l’Intérieur, puis à la présidence. Les politiques se durcissent, et le débat public suit. « La question sécuritaire devient une espèce de lieu de cristallisation, non seulement pour l’extrême droite ou même la droite, mais aussi pour une partie de la gauche ».
Citoyens suspects, citoyens modèles Nous ne sommes pas tous égaux face à ce durcissement. Tout comme le délit de faciès lors de certains contrôles policiers, la discrimination face au système judiciaire est une réalité. Après la remarque d’un détenu (« Regardez Monsieur, y’a pas à se mentir, y a que des Noirs et des Arabes ») et de longues hésitations, le chercheur se décide à produire un registre – illégal – des minorités chez les prisonniers. Dans la maison d’arrêt choisie pour son étude, près de 2/3 des détenus sont noirs ou arabes. Pour les moins de 30 ans, qui sont aussi les plus nombreux, la proportion atteint les ¾. Rien n’engage à penser qu’il en aille différemment ailleurs.
Plus gênant encore, quand on s’intéresse aux incarcérations liées à la consommation ou à la revente de cannabis (multipliées par 60 en l’espace d’une cinquantaine d’années), les jeunes noirs ou Arabes sont encore une fois largement majoritaires… alors que l’usage de la drogue est aussi courant, sinon plus répandu chez les jeunes des classes moyennes. « La discrimination n’est pas seulement raciale, mais aussi territoriale et socioéconomique. Dans une cité, on a les trois réuni. »
Quelle fonction pour la prison, alors ? « Probablement pas celle de protéger, puisque les études indiquent que les peines de prison ferme provoquent plus de récidives que leurs alternatives moins privatives de libertés. “Reste alors l’autre fonction, celle de vengeance socialisée. On punit ‘pour punir’, et certaines catégories seulement. En France, la prison est aussi une manière de gérer les inégalités” au moment même où on se concentre sur la drogue et les petits délits, on délaisse par exemple, progressivement, la répression de la délinquance financière et économique “Des choix sont faits dans la société. La question ‘Qui ne punit-on pas ? ’ a elle aussi son importance”