Dans le monde du digital, on s’accorde à dire qu’il y a les géants et qu’il y a les autres. En juin 2016, Google pouvait déjà combiner les habitudes de navigation de ses utilisateurs avec les données recueillies sur différents services, comme Gmail ou DoubleClick, sa propre régie publicitaire. Autrement dit, l’entreprise, par le biais de la modification de ses conditions d’utilisation, peut désormais réaliser un portrait d’un internaute à partir de ses e-mails, des sites qu’il a visités ou des recherches qu’il effectue, rendant le tracking publicitaire anonyme de moins en moins réel. Facebook, lui aussi, suit allègrement la marche. Le libéralisme de plus en plus visible de la donnée personnelle (en janvier dernier, Donald Trump a signé un décret excluant les non-américains des dispositifs juridiques de protection des données personnelles et de la vie privée, le Privacy Act) aux États-Unis est opposé à un encadrement européen grandissant (en mai prochain, un nouveau texte européen, le Règlement Général sur la Protection des Données, est censé harmoniser le droit applicable et accroître la protection des individus). Et puis il y a les autres.
Des débuts internes
Aldébarande est une jeune société, comme l’explique son fondateur, Charles Bourinet, originaire d’Angoulème où la start-up est installée. Cet ingénieur en informatique de formation, titulaire d’un master en Business Administration, s’est rapidement spécialisé dans la transformation de l’entreprise : il les accompagne via le lean management (terme barbare pour désigner une méthode de recherche de la performance, autant en termes de réduction du coût de production que de la recherche d’une qualité et d’une productivité optimale). Ce détail n’en est en réalité pas vraiment un.
S’il a su conseiller des organismes comme la sécurité sociale ou les secteurs des banques et assurances, Charles Bourinet a mis à profit toute cette expérience pour fonder Aldébarande, qui n’était au départ qu’une minuscule étoile parmi tant d’autres dans le petit microcosme fermé du management d’entreprises. « Au départ, on cherchait à rendre l’entreprise plus souple et plus agile par ses back office. On a mis en place un système de gestion complet qui existe toujours et qui permet de mieux organiser les entreprises en leur sein. Nos clients, qui sont de grandes sociétés, nous ont amené doucement à développer des expériences complémentaires avec le client, une autre manière de communiquer avec le back-office de l’entreprise, sous une nouvelle forme ». Autrement dit, s’ouvrir un peu vers l’extérieur. Situé à la frontière entre trois mondes (le fonctionnement interne d’une entreprise, le marketing et la communication), Aldébarande jouait déjà avec les trois dès sa création, il y a cinq ans.
Ouverture vers l’extérieur
Il y a trois ans et demi, la petite boîte, démarrée avec 150 000 euros de fonds propres, effectue un « virage stratégique » en se tournant vers un nouveau domaine d’expertise : le phygital. Derrière ce terme énigmatique (contraction de physique et digital) se cache pour beaucoup la nouvelle arche d’alliance de l’expérience client des entreprises dont il dépend. Les exemples les plus connus d’utilisation concrète de ce terme sont évidemment américains, le Genius Bar d’Apple ou les « playlists » Starbucks en tête. Pour Charles Bourinet, cette notion est au coeur de la stratégie globale de l’entreprise. « C’est une manière de transformer le réel en y ajoutant tous les avantages des outils du digital. Depuis qu’internet est arrivé, la relation au commerce a considérablement changé. Le consommateur a le choix : soit il va dans les commerces et c’est assez limité, soit il va sur internet qui démultiplie le champ des possibles. Notre travail c’est de réenchanter les espaces de vente pour créer de vraies innovations, de vrais espaces complémentaires afin que ceux qui sont venus dans ces magasins puissent vivre quelque chose qu’internet ne pourra pas leur donner ».
Simple, limpide même. Pour appliquer ça au réel, en revanche, c’est déjà moins accessible. Aldébarande a la pédagogie de l’exemple, sans doute tirée des postes d’enseignant de son fondateur dans diverses écoles spécialisées. Ses systèmes sont tactiles, multisensoriels et tentent d’apporter le web et la 3D dans notre quotidien. L’entreprise a récemment présenté, lors de salons du luxe à Monaco et Cognac, une vitrine connectée permettant l’accès à des vidéos ou des jeux dans l’univers de la marque. Avec son portefeuille actuel de clients (une cinquantaine environ), elle mutiplie les expériences : des capsules déclenchant des odeurs d’alcool ou de parfum ou encore des douches audio permettant de diffuser des éléments sonores ciblés. Selon Charles Bourinet, la clé de la philosophie d’Aldébarande, c’est de travailler à dissiper les contraintes. « Quand on travaille sur l’habillage virtuel, on permet aux clients de rentrer dans une boutique et d’essayer un vêtement virtuellement. Le client ne doit rien apporter. C’est du permanent, mis à jour, mais ça peut aussi être de l’évènementiel ou de la location pour des besoins sporadiques ».
Autre exemple qui a fait sensation lorsqu’il a été présenté à l’été 2015 : le frigo tactile et digital à écran transparent, développé pour la marque Jolival. Aldébarande expérimente dans une multitude de domaines, y compris dans le secteur du tourisme et de la Smart City. Depuis huit mois, « fort des expériences sur les agences immobilières », les sept cerveaux composant aujourd’hui l’entreprise ont mis au point un « totem », une sorte de grand écran d’information tactile permettant aux utilisateurs d’obtenir diverses informations (plans d’une ville, horaires et sites à visiter, ect.). Ses clients, les offices de tourisme, y voient évidemment un avantage majeur : être la principale source d’information. Fréjus a testé et d’autres communes de Charente sont déjà sur la liste, pour ce qui pourrait devenir une norme dans quelques années. « En ce moment, l’organisation géographique est en train de changer et beaucoup de villes sont en train d’unifier leurs offices de tourisme », résume Charles Bourinet. « ça permet de pouvoir offrir au visiteur une certaine liberté sans être victime ou tributaire des heures d’ouverture des offices de tourisme. Dans certaines villes, ils ne sont ouverts que huit mois dans l’année. Quand je souhaite visiter en plein milieu du mois de février, j’ai le droit. Cela permet de rendre le citoyen plus acteur de sa ville en lui ramenant davantage d’informations ».
Adios Big Brother
Mais alors, quid des données personnelles des clients qui poussent la porte, ce que les engeances du marketing regroupent en fourre-tout sous le terme de « big data » ? « Pour l’instant, nous n’en faisons pas, mais ça va nous être demandé bientôt par nos commanditaires du marketing qui veulent, de plus en plus, connaître leurs clients. On ne récolte pas des informations sur les gens hormis celles qui nous sont données dans un but particulier. Par exemple lorsqu’on définit les critères de recherche d’un appartement pour une agence immobilière, pour permettre d’avoir accès à l’ensemble des biens de l’agence, l’utilisateur doit donner son numéro de téléphone. C’est pareil pour la visite du bien. Je pense qu’il est nécessaire d’essayer de limiter le plus possible le besoin de fichage et de Big Brother. Je n’ai pas envie de tracer les gens, mais je suis obligé à un moment d’avoir quelques éléments. Mes clients demandent aussi à connaître leurs propres clients ou prospect afin de les contacter ».
Quant aux données en elles-mêmes, hors de question de les revendre à un quelconque portefeuille de client. La méthode d’Aldébarande est ailleurs : fabriquer des systèmes, dans tous types d’activité et leur trouver un pilote. « Beaucoup de nos concurrents ne proposent qu’un seul produit, ce n’est pas notre modèle. Notre clef de voûte , c’est l’adaptation. On fait du clef en main, mais avec leurs problèmes à eux. Ils viennent nous voir pour se différencier des concurrents. Ils recherchent une expérience unique que quelques uns ont pu avoir, pour refaire apparaître la notion d’exception et la singularité qui a un peu disparu avec les ventes privées. On a pris le parti de se dire que ce n’est pas parce qu’un de nos produits ne touche pas sa clientèle que nous n’allons pas l’utiliser pour explorer des choses en trouvant des usages pour plus tard ». Ainsi, une expérience de réalité virtuelle avortée pour le stand d’une grande marque de boisson à Roland Garros a été abandonnée.
En pleine expansion
L’un de ses gros secteurs d’activité, c’est le luxe et les vins et spiritueux, du fait évident de sa proximité avec Cognac. C’est aussi une manne financière importante qui permet aux systèmes qu’Aldébarande propose de se diffuser, de se démocratiser. « Le luxe nous permet d’aller investiguer des champs exploratoires et nous diffusons sur le middle market des produits déjà expérimentés par le luxe ». Ce « sur-mesure » pour les « gros comptes » opposé au « prêt à porter » pour les entreprises de tailles plus réduites, Charles Bourinet ne s’en cache pas. Il trouve même son comble par le biais d’une innovation : le pupitre tactile le moins cher du monde (2900 euros, 43 pouces, 15 kilos, transportable). « C’est très pratique pour les PME lorsqu’elles participent à des salons où font de l’évènementiel », nous assure-t-il. Évidemment, Aldébarande compte bien s’ouvrir à d’autres marchés : en 2017, elle vise une ouverture de capital afin de permettre un « gros décollage de l’activité ».
En février prochain, elle installera une partie de son équipe dans les bureaux du nouveau Village de start-ups du Crédit Agricole, qui s’installe à Bordeaux, et compte recruter entre trois et cinq personnes dans le courant de l’année entre Angoulème et la capitale régionale. Membre de la French Tech, des Professionnels du numérique Poitou Charentes et futur membre du club du commerce connecté, elle développe son réseau petit à petit, tout en sachant qu’elle demeure, pour beaucoup d’entreprises, une clé de la stratégie commerciale, ce qui la rend assez anonyme pour le commun des consommateurs. « Nous n’avons pas de visibilité à part auprès de notre portefeuille de clients de base. Cela ne nous porte pas préjudice si le client revient vers nous. Ils n’ont aucun intérêt à nous montrer, sauf en interne évidemment ».
Des projets, Aldébarande en a plusieurs. Déjà, le fait de s’installer à Bordeaux, qui représente une nouvelle étape, « un moyen de tisser une passerelle et de développer une future base de clients. Je verrais bien une entre arrière de production en Charente et une base commercial-marketing basée sur Bordeaux, pour le prestige que peut avoir la ville et les facilités de rayonnement international qu’elle offre ». Au niveau des contrats également : elle est actuellement au travail sur des circuits de visite de magasins pour des marques comme Courvoisier ou Rémy Martin et vient de signer un deal avec une grande marque de luxe. Son chiffre d’affaires de 300 000 euros, elle compte bien le multiplier « par quatre ou cinq » après que son activité ait connu un boom de 30% l’an dernier. Mais pour pouvoir grandir, il faut parfois savoir attendre. C’est là le paradoxe : elle dépend des évolutions technologiques. Heureusement pour elle, le secteur du phygital a certainement de belles heures devant lui. Selon le cabinet d’analystes IDC, le chiffre d’affaire mondial de la réalité virtuelle et augmentée, qui serait de 5,2 milliards de dollars en 2017, devrait grimper à 162 milliards d’ici à 2020. Nul doute que la petite start-up angoumoisine compte bien y prendre part.