A l’aube des années 2000, la rue Saint James, située tout près de la Grosse Cloche à Bordeaux, faisait peine à voir. C’était un coin malfamé, de l’aveu même des habitants de la ville qui n’osaient pas trop s’y aventurer. Aujourd’hui, chacun des magasins présents dans cette rue devenue piétonne il y a onze ans a son propre concept. « Books and Coffee », « Vintage Bar », « Psyché d’Holly »… généralement les clients y sont exigeants et savent ce qu’ils viennent y chercher. Ce vendredi, la rue commence à s’animer d’une clientèle hétéroclite, comme à son habitude. Au numéro 20, la devanture rouge attire l’oeil. A l’intérieur, une petite lumière artificielle et intimiste éclaire le fond d’une pièce toute en longueur.
Sur les étagères, des bocaux par dizaines remplis d’épices en tous genres, de produits comestibles et de spécialités régionales, vantées par une ardoise en devanture. Le « Dock des Épices » n’est pas un magasin parmi d’autres dans cette « nouvelle Rue Saint-James », hype au point de faire l’objet d’un article dans Le Monde en avril dernier. Il est le premier, et celui qui a duré le plus longtemps. Son propriétaire, Serge Salanova, a le sourire facile et le regard malicieux caché derrière des lunettes rondes. Un large front et une fine couche de cheveux grisonnants assortie à sa barbe de cinq jours parachèvent le tableau de cette homme de 61 ans au parcours surprenant. Pour connaître les origines du concept, il faut avant tout connaître celles de l’homme.
Le refus d’un destin tracé
Fils d’artisan peintre né à Bordeaux en 1954, il confie avoir grandi à une époque où l’on ne choisissait pas son avenir et où vos parents le faisaient pour vous. « Mon père était peintre en bâtiment, j’étais voué à reprendre l’entreprise. J’ai commencé des études secondaires mais mes parents m’ont tourné vers un CAP de peintre, ce dont je n’avais aucune envie. Je l’ai passé quand-même, j’ai commencé à travailler dans le bâtiment mais ça a duré très peu de temps. J’étais attiré par le contact avec les gens, même si je n’étais pas très sûr de moi. J’ai souvent fonctionné par réaction par rapport à des choses que je n’aimais pas, j’ai toujours cherché le moyen de m’en sortir », confie-t-il quand on lui demande de parler de l’une de ses neuf vies.
Ce qui branche Serge depuis toujours, c’est la vente. Il l’exercera dans une entreprise de vente de produits chimiques et de matériels de laboratoire (au service enseignement) où il passera quatre ans. Il s’ennuie et achète une librairie – maison de la presse qu’il dirigera pendant sept ans. Il se lasse et trouve un nouvel emploi dans la vente de sanitaire puis dans les fournitures et agencements pour les commerces, d’où il a sans doute tiré un goût prononcé pour la décoration soignée qui orne ses murs et ses étagères. La boîte ferme, Serge se retrouve au chômage à 45 ans, se remet en question et suite à deux entretiens marathon, trouve une place chez Leroy Merlin en tant que conseiller de vente. « Je n’avais jamais eu de difficultés pour trouver du travail ailleurs, j’étais assez audacieux. Quand je passais un entretien d’embauche, je prenais généralement le dessus. Ca marchait ».
Mais cette grosse entreprise n’est qu’un tremplin, qu’il n’hésite pas aujourd’hui à juger, un brin amer. « Cinq ans, c’était trop. Avant de démissionner, j’ai beaucoup réfléchi. Les conditions de travail étaient épouvantables, l’humain est pressé comme un citron dans ce genre d’entreprise. Je me suis tenu à carreaux mais dès que j’y suis rentré, j’ai eu envie de faire autre chose. Je savais qu’avec la prime de résultats, j’allais pouvoir ouvrir ma boutique ».
Le goût de l’ailleurs
« Sa » boutique, Serge y pense depuis plusieurs années. Le concept lui trotte dans la tête. A son origine, une passion aux racines profondes qui ne l’a jamais quitté. « J’ai toujours été passionné par les marchés, partout où je vais. Les images, les odeurs, les ambiances… Dans toutes les villes où je vais, je cours les visiter. Au Moyen-Orient, c’était les fameux marchés aux épices. Je me suis dit que je devais me tourner vers ça. Mais je devais faire ça proprement, avec un concept inédit, parce qu’on trouvait à Bordeaux des épices partout. Je me suis lancé avec le Dock en 2005 », dévoile-t-il, affable, avant d’ajouter, plus personnellement : « il y avait, à l’époque, le port en centre-ville. Mon père m’y amenait pour me promener, j’adorais ça parce que ça sentait les épices. C’est quelque chose qui s’est imprimé en moi lorsque j’étais petit. Je ne maîtrisais pas, j’étais trop jeune pour dire que je m’y intéresserai plus tard. Mais ces odeurs de mon enfance me sont revenues quand j’ai visité les souks et que l’idée a germé ». Évidemment, le « Dock des Épices » ne serait rien sans les petits trésors que Serge a su ramener de ses nombreux voyages, sans doute un autre héritage de ses parents. « Ils avaient la bougeotte. La première fois que je suis parti en vacances, j’avais six mois, c’était au bord de la mer sur leur moto. Dès que j’ai pu, j’ai voyagé ».
Il se souvient d’un voyage en train à travers les Pyrénées, sur une voie de chemin de fer aujourd’hui disparue, vers une Espagne où il passait ses vacances chaque été depuis ses six ans. Il s’attelle au même travail que les autres enfants de la famille : faucher du blé, garder les moutons… d’ailleurs, il confie que s’il avait dû faire le même métier toute sa vie, Serge aurait pu être berger.
On se dit que c’est son nom de famille est sans doute en rapport avec de lointaines origines latines. On se trompe. Serge Salanova a hérité d’un secret, celui de n’avoir jamais vraiment su d’où il venait. Tout juste a-t-il réussi à décrocher d’un père taiseux la révélation d’un grand-père paternel réfugié ukrainien. Ce sera son premier voyage personnel, mais il ne trouvera jamais de réponse à ses questions. « J’ai ressenti le besoin d’aller voir comment c’était là-bas. Tous ces pays étaient fermés. J’ai demandé un VISA et j’ai reçu une réponse négative, un tampon rouge « persona non-grata ». Il y avait un pays facile, ouvert à tout le monde : la Yougoslavie où je suis allé plusieurs fois pour retrouver des racines slaves. J’ai appris pendant un an le serbo-croate. Partout où je suis allé, j’ai toujours communiqué avec les gens du pays jusqu’au point de sympathiser, d’être invité chez eux, de manger leur nourriture habituelle. Ca m’a donné le goût de l’exotisme ».
Le dernier chapitre ?
Turquie, Maroc, Japon dans les prochains mois. A chacun de ses voyages, le « Dock des Épices » et son goût prononcé pour la botanique refont surface. « Partout où je vais, je découvre de nouvelles plantes. C’est compliqué d’en ramener pour des raisons sanitaires… mais je l’ai fait quelquefois. Je ne cherche jamais de nouvelles choses à ramener, mais j’en trouve tout le temps. Je ne peux pas m’en empêcher. Je ne suis pas capable pour l’instant de partir en vacances et d’oublier la boutique. Il y a toujours quelque chose qui m’y ramène ». Ce sont toutes ces choses qui forgent la personnalité de Serge et qui lui ont permis d’ouvrir un commerce à son image : curieux, ouvert sur le Monde… et têtu. Depuis toujours.
« J’ai vu ce local à louer, pris rendez-vous. C’était dans un état horrible. Il y avait des ouvriers au fond en train de monter une cloison en Placoplatre. Je suis arrivé dans le quartier lorsque c’était encore un peu limite au niveau de sa fréquentation, c’était malfamé. Mais j’étais déterminé. Quartier malfamé ou pas, les clients ont commencé à venir… Toutes les boutiques étaient fermées, je suis resté seul pendant des années. Je savais bien qu’un jour, tout ça allait changer, ça a été plus long que je pensais. Mais j’étais têtu, comme d’habitude ». Aujourd’hui, son panneau d’entrée se vante d’être la « première collection d’épices de France ». Le 2 mai dernier, le « Dock des Épices » a fêté sa onzième année d’existence. Le temps nécessaire pour son propriétaire de réfléchir à raccrocher les gants. Dans un an et demi, Serge compte bien prendre sa retraite, arrêter un peu de travailler. Il va peut-être se remettre au pinceau pour créer les paysages de cette Espagne qu’il aime tant. Cultiver son petit potager, lui qui va toujours faire ses courses dans les marchés et revendique d’être un fin gourmet. Quitter Bordeaux que, contrairement aux touristes de plus en plus nombreux, il ne supporte plus. « Je la trouve trop aseptisée, j’ai l’impression de vivre dans un musée. Je préférais presque le Bordeaux glauque et noir d’autrefois. Le port avec les grilles en centre-ville. Le côté un peu mystérieux ».
Des investisseurs voulant racheter le local sans le concept, Serge en a rencontré plus d’un. Il a toujours refusé de vendre. Ludovic, son employé, pourrait reprendre les rênes. « Je veux que le Dock des Épices continue », affirme-t-il avec certitude. On comprend alors les cristaux de sels rapportés d’Andalousie emprisonnés dans un pot en verre. On comprend les tapis multicolores, l’ancien four du fond, la une d’un magazine en japonais serrée entre deux bouts de plastique. Serge Salanova rendra sans doute les clefs, mais il laissera au fond de ses bocaux une petite part de lui-même.