L’oral d’Emmanuel Macron lors du congrès des maires sur la politique territoriale ne semble pas vraiment avoir emporté tous les suffrages. Dans cette logique de « déconcentration » promue par le Gouvernement en alliée d’une décentralisation demandée à cor et à cri par les collectivités territoriales, les futur(e)s maires qui se profilent auront sans doute la lourde charge, tout en redessinant la carte politique, de tenter de concilier les projets nationaux avec la gouvernance locale. Les récentes prises de bec entre le Sénat et l’exécutif au sujet du projet de loi de soutien aux maires montrent que l’exercice est celui d’un équilibriste poussé par des vents contraires. À ce jeu là, les deux sénateurs socialistes girondins Laurence Harribey (qui a succédé au maire de Mérignac Alain Anziani) et Hervé Gillé (remplaçant de Philippe Madrelle) ne semblent pas vraiment s’habituer. « La loi « engagement et proximité » est une opération séduction à laquelle on a essayé de contribuer pour qu’elle s’améliore au mieux, mais elle ne s’inscrit absolument pas dans une vision globale, cohérente et stratégique d’une nouvelle décentralisation », commente ainsi le deuxième.
Signe fort et « cooconing »
L’épisode perçu comme déceptif du discours d’Edouard Philippe au Congrès des Régions en septembre ne contredira pas le sénateur, en poste depuis fin août. « On a vu qu’il y avait un désir de chouchouter les maires sans pour autant leur donner les moyens de travailler au quotidien. On augmente les pouvoirs de police mais on ne donne pas les moyens de l’exercer. On sait très bien quand on est maire que le problème, ce n’est pas les textes, ce sont les moyens financiers. Concernant les indemnités, par exemple, le gouvernement veut les augmenter. Le problème, c’est la capacité financière des communes à pouvoir rémunérer leurs élus ». À Noaillan, ville dont elle était maire jusqu’en octobre 2017, Laurence Harribey précise d’ailleurs avoir « choisi de se mettre en dessous de la strate qui nous était autorisée. Quand on regarde un budget communal, on se rend compte que ce qui représentait pour nous 45 000 euros (indemnités annuelles pour la totalité du conseil municipal), c’était un poste et demi d’agent technique. Actuellement, l’État prend en charge les communes de moins de 500 habitants, il veut l’étendre jusqu’à 2000 habitants, sauf que cet argent va être pris sur les dotations globales et il faudra qu’il y ait délibération des conseils municipaux pour augmenter les indemnités. Devant les électeurs, on sait très bien qu’on ne le fera pas ».
Ce que reprochent les deux sénateurs au Gouvernement, en substance, c’est donc encore et toujours une logique descendante et de ne pas forcément s’appliquer à soi-même ce qu’on impose aux autres (l’exemple récent des dépenses de l’Élysée est assez parlant du point de vue du Sénat), à savoir des dépenses de fonctionnement contraintes, pour ce qui est des collectivités locales, aux 1,2% du Pacte de Cahors. Dernièrement, le département de la Gironde, qui s’était opposé à une contractualisation, s’est vu ponctionné de 12,8 millions d’euros (comme deux autres départements sur les 101 que compte le territoire national) pour ne pas avoir respecté la limite imposée par l’État (fait contesté par un recours devant le Tribunal Administratif). Récemment, lors d’une audition avec Jacqueline Gourault sur ces questions d’administration et de relations avec les collectivités territoriales, Laurence Harribey y est allée de son propre commentaire sur la pénalisation de la Gironde, dans un département qui « gagne 20 000 habitants par an et qui est contraint, alors même que des dépenses faites pour des compétences étatiques ne lui sont pas remboursées (notamment pour ce qui est de la Prestation de Compensation du Handicap, troisième budget le plus important de la collectivité). « Elle était gênée aux entournures, elle a été à côté de la plaque et très méprisante dans sa réponse en disant qu’il y avait des départements qui avaient contenu leurs dépenses malgré les apports de populations. Ça dépend des choix qu’on fait, la Gironde a des spécificités fortes ». « Toute possibilité de négociation du taux a été refermée par le préfet Lallemand à l’époque », continue Hervé Gillé. Sans compter que dès 2020, la taxe foncière sera transférée aux communes et compensée par une fraction de la TVA. Interrogée en commission sénatoriale, la ministre de la Cohésion des Territoires Jacqueline Gourault a justifié cette mesure : « C’est une clarté pour les citoyens qu’un même impôt soit concentré sur un seul niveau de collectivité territoriale. L’avantage de la TVA, c’est que c’est sûrement la ressource la plus équitable pour les départements, qui toucheront la même part quelque soit leurs richesses ». Pour la ministre, la fraction de TVA octoyée, qui représente 250 millions d’euros en 2021, est un « signe fort ».
Système « pervers » et contre-pouvoir
Ce qui n’empêche pas les sénateurs socialistes de dénoncer des « systèmes pervers. Sur les appels à projet impliquant des fonds européens, par exemple, lever des enveloppes supérieures pour financer des projets rentre dans la contrainte. Le système devient pervers : si on a une collectivité dynamique qui monte des appels à projets et va chercher des financements extérieurs, ça rentre dans l’assiette de dépenses et ça vient la pénaliser ensuite. Ces systèmes crééent des paradoxes. À l’heure actuelle, certaines communes de la métropole bordelaise, en rentrant dans le pacte de Cahors, contraignent leurs dépenses de fonctionnement alors qu’elles ont des marges de manœuvre budgétaires. Autrement dit, elles ont des rentrées financières et fiscales qui leur permettraient d’augmenter leurs dépenses. Elles ne le font pas parce qu’elles sont contraintes, ce qui vient conforter leur capacité d’autofinancement et vient diminuer de manière considérable leur dette alors que la collectivité a une vraie force de frappe. Les collectivités restent donc bridées pour faire de l’investissement alors qu’elles en ont les moyens. On va vers un affaiblissement total de l’action publique. Ça montre tous les dangers qu’il y a quand un Etat enlève de l’autonomie et de l’indépendance au niveau des collectivités. Ce sujet illustre parfaitement la verticalité du pouvoir et le fait qu’aujourd’hui on cherche à affirmer le rôle de l’État même dans la déconcentration ». Sans la nommer, on peut deviner qu’Hervé Gillé pensait très fort à la commune de Mérignac dont la dette a fondu entre 2012 et 2017.
Les récents rejet du Sénat sur le budget « Immigration, Asile et Intégration » et le budget jugé « artificiel » de l’écologie dans le projet de loi de finances, en plus de la commission sénatoriale chargée de faire lumière sur l’affaire Benalla viennent, selon les deux parlementaires, légitimer le rôle du Sénat dans un paysage d’Assemblée Nationale au parti gouvernemental majoritaire. « Le Sénat prend un poids plus important aujourd’hui parce qu’il est dans un rapport de contrôle et d’opposition éclairée avec le Gouvernement, ce que n’est pas forcément l’Assemblée Nationale. On voit qu’il y a des débats de fond qui éclairent des paradoxes ou des incohérences de certaines politiques et qui conduisent aujourd’hui à avoir des votes majoritaires du Sénat sur un certain nombre de sujets sur lesquels on va retrouver des transversalités », interprète ainsi Hervé Gillé, qui se moque avec sa consoeur, d’un ton inquiet, de la gouvernance et de la vision de décentralisation propre à l’ère Macron. Un exemple leur vient en tête immédiatement : celui de la suppression de la taxe d’habitation. Le constat est sévère : « c’est encore enlever de la liberté de gestion à l’échelle communale, on sait que la dotation compensatoire sera maîtrisée par l’État. Même si on dit que les communes vont toucher la même chose à l’euro près en 2020, on ne sait pas ce qu’il en sera les années suivantes. « Le problème essentiel de la taxe d’habitation, ce sont les valeurs locatives, il n’a pas été question de revalorisation. Qu’en sera-t-il de l’avenir ? Dans les communes qui ne sont pas très riches, souvent, 50% de la population ne payait pas la taxe d’habitation et elles avaient déjà une compensation. Il ne faut pas dire que ça va être du pouvoir d’achat pour ceux qui en avaient le plus besoin. C’est vrai que la TH est un impôt qui devait être revu, mais ce n’est pas parce qu’on le supprime qu’on a automatiquement une fiscalité plus juste », dénonce la conseillère régionale, non sans ajouter : « le Président de la République n’a aucune culture territoriale, et ceux qui l’entourent n’en ont pas beaucoup non plus ».
Le constat se décline ainsi sur la mise en place de la nouvelle Agence Nationale de Cohésion des Territoires (ANCT), dont le décret d’application est paru au Journal Officiel le 19 novembre et dont le premier directeur, Yves Le Breton (préfet des Côtes d’Armor), a été nommé quelques jours plus tôt. « Ce guichet unique visant à accompagner les collectivités territoriales et à rationaliser le paysage des agences étatiques » n’est pas dénoncé à proprement dit par les deux sénateurs. La réalité de sa mise en place et des contributions qu’il a inscrites dans sa création, en revanche, le sont, autant par eux que par un sénateur LR du Pas-de-Calais. Prévue pour être lancée en janvier 2020, l’agence censée recentrer les grandes missions d’ingénierie de l’État » fait face à des réalités contrastées. « Les effectifs du CEREMA et de l’ADEME sont en baisse, l’ingénierie des DDTM (Direction Départementale des Territoires et de la Mer) est en grande tension, on nous promet des créations de poste mais ça reste à faire. Le principe est de mutualiser les compétences d’État pour accompagner les projets des collectivités territoriales. Le Gouvernement a une large majorité dans la gouvernance. Les préfets de département en coordonnent la mise en place. Où est la co-construction avec les collectivités territoriales ? Si on était intelligents, on créérait plutôt une plateforme commune qui servirait de point d’entrée pour mutualiser des compétences et des ingénieries, or il n’y a pas d’objectif de conventionnement sur des coopérations d’ingénierie territoriale », souligne ainsi Hervé Gillé. Comme en politique, rien n’est hasardeux, le calendrier des deux sénateurs s’est fendu, le 12 décembre prochain, d’un débat avec Patrick Kanner (Président du groupe PS au Sénat) et le sénateur des Landes Éric Kerrouche, sur la déconcentration qui se tiendra à Canéjan, comme quoi toutes les occasions sont bonnes pour ressortir le métier à tisser.
Exemplarité locale
Enfin, le constat n’est pas moins circonspect face à des politiques bien plus locales : les contrats passés entre la métropole et d’autres villes de Nouvelle-Aquitaine. « Ça peut être une coopération intelligente à partir du moment où elle s’inscrit dans un périmètre départemental et régional, ça ne se joue pas en bilatéral. Si on ne travaille que sur un seul échelon de compétence, on ne travaille pas de manière intelligente. Ce sujet pose la question des futures péréquations territoriales : qui dépend de qui, comment créé-t-on des solidarités et des coopérations ? L’eau de la métropole dépend du reste du territoire, l’électricité et l’énergie ne sont pas non plus produites ici non plus ». L’exemple le plus parlant pour le sénateur, c’est le controversé dossier des champs captants du Médoc, où la métropole est engagée dans un combat avec les sylviculteurs. « On commence aujourd’hui à développer une réflexion sur une péréquation territoriale intelligente qui profite à la fois à la métropole et au Médoc, c’est cette logique là qu’il faut soutenir, du gagnant-gagnant ». Cette logique de compensation, ce n’est pas vraiment l’effet constaté par Laurence Harribey sur la nouvelle gestion des déchets de la métropole, récemment récupérée par Véolia. « Ce contrat a été signé sans coopération avec le reste du territoire. Véolia est aujourd’hui en situation de monopole, l’entreprise a cassé ses prix pour avoir le marché de la métropole. Il a fallu moins d’une semaine pour que les conditions du marché sur tout le reste du territoire augmentent de 30%. Ça veut dire que tous les territoires non-métropolitains qui étaient déjà avec Véolia sont en train de payer la note. Pour un syndicat comme le SICTOM (Sud-Gironde), c’est 300 000 euros de plus par an. C’est la même idée partout : on fait des coups et on ne prend pas le temps d’avoir une vision globale du territoire, comme c’est le cas dans la guerre commerciale internationale où chacun signe son traité ». À quatre mois d’un renouvellement du conseil métropolitain, après tout, les espoirs (même ceux d’un PS bordelais qui se cherche encore) sont permis.