Quand la représentation questionne notre actualité, elle fait débat et redonne la place à une parole contestataire libératrice. Et si la catharsis existait encore ?
Une œuvre visionnaire
Ce qui est frappant, lorsqu’on assiste à la mise en scène de Caherine Marnas, c’est l’actualité présente dans le discours de Bertold Brecht. Ecrite en 1933, cette pièce dénonçait à l’époque un marché boursier aux mains de spéculateurs omnivores, prêts à couper des têtes pour augmenter leur fortune personnelle. La trame de fond situe l’action aux abattoirs de Chicago, lieu emblématique dans lequel se stigmatise la lutte des classes opposant le roi de la viande Pierpont Mauler, à Jeanne Dark, jeune et naïve membre d’une association caricative appelée « les Chapeaux noirs ». Conflits sociaux et conflits d’intérêts parcourent le texte de bout en bout, soulignant ce qui au moment du crack boursier de 29, menaçait déjà de s’installer durablement, en tant que système économique de référence : le capitalisme. La fable est simple, l’antagonisme évident, les deux camps bien distincts et pourtant rien ne saurait être si élémentaire. Car, au delà d’un manichéisme pur et d’une dialectique claire, Brecht pose l’épineux problème de l’humain et interroge sa capacité à rester juste et intègre en temps de crise. De la schizophrénie de Mauler et de la fausse piété des Chapeaux noirs naîtra le doute chez le spectateur : de quel côté nous situons-nous dans cette pièce, où en serait notre droiture morale pour 20 bols de soupe ? Un questionnement qui va bien entendu, au delà d’un simple contexte économique, lorsqu’on sait avec quel vigueur le dramaturge a combattu le nazisme en temps de guerre.
Irrévérencieuse, Catherine Marnas ?
Une fable légèrement déjantée, un théâtre amusant et ironique, une mise en scène qui prend ouvertement le parti pris de la modernité. Ya t’il blasphème face à la pièce de Brecht ou au contraire une fidélité toute contemporaine. Parfois longue et souvent taxée de pompeuse, l’œuvre de Brecht est régulièrement adaptée dans un respect empêtré de lourdeur et d’emphase. Catherine Marnas prend le contrepied de tout cela et signe une mise en scène enlevée et enjouée, déroutante, de prime abord, mais au final très efficace. Si les débuts sont difficiles, le jeu des comédiens exagéré, un peu trop actualisé justement, et la présentation de l’action agressive, marquée par un speaker sonorisé façon match de boxe, progressivement une familiarité s’installe avec la troupe qui fait oublier ces artifices trop voyants. Emporté par l’énergie communicative de cette douzaine de comédiens, tous très jeunes, on se laisse guider dans les tréfonds de Chicago sans jamais perdre le rythme. Les chants composés par Alain Aubin et interprétés par une trentaine d’ouvriers et un chœur amateur, concourrent à aérer le texte parfois dense, pourtant élagué au tiers. Et l’esthétique, cinématographique, rappelle la réadaptation shakespearienne d’un Baz Luhrmann (en beaucoup moins colorée), ancrant définitivement la pièce dans le présent. Si le discours est anachronique, on entend distinctement résonner les conflits actuels et on appréhende les différentes facettes de l’homme moderne : la force et la faiblesse, la cohérence et la contradiction, l’innocence et la culpabilité, le mysticisme et le matérialisme. Pour peu que l’on soit sensible à ce type de dialogue, l’expérience est finalement source de réconfort éthique et de cohésion de groupe. L’impression de se situer du bon côté, en quelque sorte. Au final, Sainte Jeanne des Abattoirs reste une pièce populaire, au sens épique du terme, à aller voir lorsqu’on est en mal de narration et d’idéologie. Une pièce qui reprend, avec conviction et ironie, les propos d’un Brecht délicieusement politique.