Il y a des rencontres qui comptent plus que les autres. Tu fais partie de celle-ci, ma petite grand-mère. Notre histoire n’est pas simple, chaotique parfois, lion et taureau se tenant tête. Femme de caractère tu as été tout au long de ta vie, une maîtresse femme. Si je suis là à écrire c’est en partie grâce à toi, à cette filiation, à cette transmission. Cuisinière et Bonne « chez les bourgeois », comme tu disais, la rage au ventre, tu as su garder la tête haute. Levée à 4h du matin, couchée après les travaux journaliers, tu n’as pourtant pas oublié tes petits-enfants. Tu m’as souvent gardé auprès de toi lorsque enfant j’étais malade. Les souvenirs émergent en ces jours qui te sont comptés… Les crêpes passées, c’était l’heure de mardi gras. Athée, tu te fourvoyais pour notre plus grand plaisir aux festivités préparant le carême ! Gaufres et beignets de pommes trônaient dans cette cuisine en cette après-midi de février.
Je me souviens de l’effervescence qui était faite autour de ce jour magique pour un petit. C’était la sortie du gaufrier en fonte avec sa grande poignée au manche en bois. Tu le mettais au coin de la cuisinière où de temps en temps tu rajoutais des petites bûches, pour conserver une bonne température à tes futurs entremets. La pâte à frire attendait sur la table de cuisine, recouverte d’un linge en toile de lin, dans une jatte en vaisselle de Sarreguemines, héritée de ta grand-mère et dans laquelle, je fais toujours mes préparations de pâte à frire. Auparavant, je t’avais observé dans tes moindres gestes. Nous avions été chercher les œufs dans le poulailler, j’avais une peur bleue de ces volatiles, tu m’encourageais à avancer pour y récolter l’objet frais. De la porte de l’enclos jusqu’à la couche de paille posée dans la cabane, il ne devait y avoir pas plus de 6 à 7 mètres, pourtant c’était du haut de mes 5 ans un long chemin, où je n’avais qu’une hâte, sortir au plus vite. Le trésor en main, bien mérité de part « la traversée sauvage », je contemplais ces drôles d’œufs parfois blancs, parfois marrons, coquille fragile ou dure à forme plus ou moins ovale. De retour du jardin, la préparation pouvait débuter. Tu déposais la farine au fond du saladier en y creusant un trou…Que fais-tu mémére ? Un puits, ma fille ! Un puits, mais pour faire quoi ? « Pour y déposer les ingrédients et délicatement ramener la farine vers le centre. Ainsi tu donnes un bon mélange, sans grumeaux ». Une pincée de sel, les jaunes d’œufs préalablement séparés de leur albumine et le lait, venaient prendre place dans le récipient. La cuillère de bois prenait vie, un tour, puis deux, puis trois…mémère, je peux faire ?! « Oui, si tu veux, tourne bien, fort, je verse le lait. » Quelques gouttes jaillissaient en dehors, et elle me disait juste, « va doucement, n’en mets pas partout ». Mais rien n’était méchant dans sa manière de me dire les choses. Et lorsque tu versais le beurre salé fondu sur la pâte, mes yeux s’émerveillaient de la couleur jaune or, de la limpidité de ce produit si noble. Le beurre et la crème avaient tes préférences, le réfrigérateur n’en manquait jamais. Douce odeur qui émanait maintenant de ce plat…mais il fallait attendre. Les blancs montés à l’aide du double fouet, tu ajoutais les nuages blancs légers comme l’air. C’était ton tour de main, la pâte n’était réussie qu’après cette ultime phase. Finement, tu terminais la préparation dans une gracieuse chorégraphie de tes mains. C’était au tour des pommes à s’habiller de ce fluide beurré. Avec grand soin, tu avais enlevé leur peau, elles étaient savoureuses, légèrement acidulées, et d’autant plus importantes qu’elles avaient été cultivées par Pépère. La cox’s orange reinette avait ma préférence, et je crois celle de mon grand père. Variété à chair fondante et légèrement jaunâtre, douce et acide à la fois, elle parfumait la maison à elle seule.
Il y a avait toujours des quartiers de pommes coupées en plus par mon grand-père pour nous faire tenir encore quelques temps avant la confection du délice.
Tu préparais la bassine à frire, l’huile enfin chaude, tu accompagnais les rondelles de pommes nappées de pâte pour les faire ressortir dorées. Quel spectacle magique de voir en quelques secondes la transformation du cru au cuit de ces petites douceurs. Encore trop brûlants, les beignets reposaient sur un torchon. Enfin, le gaufrier s’avançait beurré à souhait, tu versais la préparation à laquelle tu avais ajouté un peu de levure. En fermant les yeux, je peux encore sentir les effluves des doux mélanges de beurre, œufs, sucre et de pommes. Il y avait dans cette pièce à vivre bien plus que de la nourriture, le sens de l’existence, celui du lien, de la transmission. Tu m’as offert un merveilleux cadeau, celui du goût pour la cuisine, celui du goût pour les autres. On ne peut nourrir, sans donner de soi. Le bonheur ne se trouve pas, il est Le Partage.
Demain, tu ne seras plus, mais tu auras laissé dans mon cœur et dans mon être une partie de toi qui continuera au-delà de nous.
Alexandra Beauvais