En marchant le long du Cours de la Somme, des questions viennent. Osera-t-il tout dire ? Parlera-t-il de son enfance ? De sa jeunesse ? De ses aspirations ? Pas le temps de s’inquiéter de tout cela que, déjà, nous voilà arrivés au numéro 246. Derrière un long couloir, une dame est pendue au standard. Le téléphone sonne toutes les deux minutes. Des gens de tous âges sont assis sur des chaises, ils attendent, comme on le fait avant une consultation médicale. Dans le hall, un grand escalier de bois qui craque lorsqu’on y pose le pied. Pascal Lafargue, Président des associations Emmaüs de la Gironde, descend les marches et s’arrête en plein milieu. Dans sa main gauche, un cigare fume encore.
Sourire poli, il nous reçoit à l’étage. A la table de réunion, quelques « crânes » trônent encore dans un cendrier. Sur le bureau, des piles de dossiers s’entassent dans des chemises « accordéon ». Quand on lui explique à quel exercice il va devoir se plier, il affiche une mine circonspecte. De celui qui ne comprend pas bien ce qu’on fait là, pourquoi on l’a choisi, lui. De celui, surtout, qui ne voit pas vraiment l’intérêt d’étaler sa vie à un journaliste, préférant parler du rôle qu’il tient depuis 25 ans, du principal combat d’Emmaüs qui reste, depuis sa fondation, le même : la lutte contre les grandes exclusions. Le visage est un peu buriné, de celui qui en a vu. Les épaules larges. La voix rauque du fumeur invétéré. Le ton parfois un brin cassant, quand il veut couper court à nos questions farfelues, mais jamais malveillant.
Le spectre culturel
On n’en saura que très peu sur la vie de ce bordelais né près des eaux garonnaises, à Bacalan. Tout juste consent-il à dire qu’il est marié depuis 35 ans, père de quatre enfants, grand-père de deux petites filles, supporter du FC Barcelone, lecteur assidu et cinéphile à ses heures. Pour le reste, il répondra souvent par la négative. Enfant d’une famille « modeste mais pas pauvre », il a suivi des études d’Histoire et de lettres. Il a vécu le mouvement hippie comme les autres, tout en affirmant que dans cette génération post soixante-huitarde, « on a été des jouisseurs insupportables, des inconscients pas du tout préoccupés par l’avenir ». Dans cette jeunesse pseudo-idéaliste, on ne détecte pas vraiment d’engagement politique. « Je ne suis pas allé, dans les mains de mon père, distribuer des tracts de l’Humanité ou de la CGT sur les marchés ».
Ses premiers ressentiments face à l’injustice de la société dans laquelle il évolue, il la doit à un prisme plus culturel. « Jacquou le Croquant quand j’avais dix ans, Spartacus de Kubrick quand j’en avais quinze, Sacco et Vanzetti quand j’en avais vingt ». Du nom de cette fameuse affaire qui a défrayé la chronique dans les années vingt ou, suite à un hold-up sanglant, deux anarchistes d’origine italienne sont arrêtés et condamnés à mort malgré une absence de preuves formelles, ayant donné lieu à un film de Giuliano Montaldo en 1971. Quelques sourires gênés seront autant de signes qu’il préfère en rester là. « De toute ma vie, je n’ai jamais rien fait d’autre que ce que je suis. C’est comme ça qu’on est fidèle à sa propre histoire ».
L’envie de faire
Ce qu’il fait, justement. Après quelques années à former les jeunes têtes en tant que professeur d’histoire ou de français, il ressent une certaine lassitude. « Ce qui m’a fait partir, c’est le rythme. Je me suis demandé au bout d’un moment si c’était sérieux d’aller à l’école aussi longtemps », glisse-t-il, sans doute un brin pince-sans-rire. « Un cadencement qui enferme, avec une ligne toute tracée. J’avais l’envie d’aller travailler sur l’insertion, sur la lutte ». Engagé et militant en faveur de l’éducation populaire, il raconte volontiers ce jour du 10 octobre 1989, un vrai tournant dans sa carrière. « J’organisais des conférences. Un de mes amis connaissait l’Abbé Pierre, il l’a fait venir; ça a été une rencontre déterminante dans ma vie, deux ans après j’étais président de l’association en Gironde ».
On sait bien que ça ne sert à rien d’insister sur le côté personnel. Il confie ne même pas avoir de carte de visite. Alors on préfère le questionner sur ses convictions, ce qu’il incarne depuis plus d’une paire de décennies. Le discours de l’Abbé, qui est devenu le sacerdoce de l’association au niveau national et le reste, même après sa disparition en 2007, c’est, pour Pascal Lafargue, « l’approche universaliste de l’humanité. Elle est éternelle ». Dans son blog dont les derniers posts datent de 2013, on sent toujours une certaine révolte : « Surtout, rester calme… », « Très énervé… », « Ca va tanguer… », sont autant de titres qui le composent, avec des ponctuations trop riches en sous-entendus pour n’être qu’un hasard de forme. En 2008, il sort « Rencontres d’Automne – Sur les chemins d’Emmaüs », un livre qui revient sur les motivations de cet engagement. Les convictions qu’il y exprime sont restées les mêmes. « Je me suis toujours battu pour avoir le pouvoir de faire. Je ne suis pas dans l’être pour ces questions là. L’exceptionnelle notoriété de l’Abbé Pierre associée à un mouvement qui s’est pas mal organisé au fil des années donne un vrai pouvoir d’agir. Je m’en sers au maximum ».
De la culture du combat
Tout au long de ces années de luttes, beaucoup d’actions verront le jour. La création d’un centre de formation pour les grands exclus, d’une entreprise d’insertion par l’activité économique. L’engagement à la présidence de l’AOGPE, organisme de protection de l’enfance ou dans le comité girondin des « Arbres de la laïcité ». Le duel forcément symbolique qui l’a opposé à Martin Hirsch, l’un énarque et familier du pouvoir, l’autre affirmant volontiers que la force d’Emmaüs vient de celle de ses militants. Ou encore, au niveau local, ces fameuses « maisons de bois », sortes d’hébergements de transition pour les SDF ou les familles. En 2008, l’action démarrait. Aujourd’hui, il en existe environ 140 construites un peu partout sur le département. Une manière pour Pascal Lafargue de faire de la politique sans en faire. « J’étais ami intime de Philippe Madrelle. Il m’a proposé maintes fois de me donner une circonscription, un grand ordre, une ville. Je n’ai jamais accepté parce que ça ne m’intéresse pas de m’engager politiquement derrière un parti. Mais c’est un combat de tous les jours parce qu’ils ne sont pas faciles autour, c’est des chiens. Si vous ne faites pas ce qu’ils veulent, ils ne vous facilitent pas la vie. Mais comme j’ai l’habitude de ne pas avoir la vie facilitée… Ce qu’il faut, c’est rester dans la tranchée. De temps en temps en sortir pour mettre deux-trois taquets aux uns ou aux autres. On se fait quelques ennemis, on se fait aussi des frères d’armes ».
Les convictions profondes de Pascal Lafargue en disent bien plus sur lui-même que toutes les biographies qu’il pourrait donner. Engagé dans sa jeunesse au parti socialiste, qu’il quitte très vite, il partage aujourd’hui des idées dont la révolte est le point commun. Sur une photo, on le voit aux côtés de Jean-Luc Mélenchon. Ses convictions, il les gardera pour lui. Enfin, presque. « Je ne vois pas comment on peut ne pas être à minima progressiste quand on s’engage à Emmaüs. J’appartiens à une gauche qui a l’ambition de réformer structurellement. Je ne suis pas social démocrate, je ne crois pas au dialogue social pour améliorer le sort des employés, je sais que ça ne se fera jamais. Le rapport de force est tellement déséquilibré aujourd’hui que ça ne marchera pas. Je crois à la révolution par les urnes ».
Une foi en l’avenir
Ce « système pourri qui fait que les riches sont de plus en plus riches et exploitent de plus en plus les autres », en revanche, il le dénonce à l’envie. « Si on ne partage pas, on est foutu. On a des tricheurs qui nous dirigent, un pouvoir qui est détenu par des banquiers, tous véreux. Et nous, on accepte parce qu’on a trop à perdre ». Pessimiste, le président d’Emmaüs Gironde ? Un peu, parfois. « Je suis effondré par ce que je vois mais ça ne dure pas. Le lendemain, je me lève et je repars ». Confiant dans l’avenir, aussi. « On est arrivé au bout d’une logique. Je le vois sous mes yeux, ce phénomène. Je l’ai vu naître, s’amplifier. Je suis certain qu’au niveau occidental, la raison devra s’imposer. Je l’attends parce que ça me paraît totalement inéluctable. Le combat, c’est le sens que j’ai donné à ma vie. Le système est tellement absurde, je me dis que forcément, un jour, ça va se déclencher. Peut-être est-on en train de le vivre sans le savoir. Peut-être que « Nuit Debout » va tout changer ».
Pascal Lafargue, sans le dire, donne l’impression d’être comme un révolutionnaire (mot par lequel il qualifiera d’ailleurs l’Abbé), qui sent la révolte gronder et attend le grand déclic, en espérant avoir la chance de le vivre et de s’y associer. Comme si ce slogan de la campagne d’Emmaüs en 1999, »On peut refaire le monde », semblait partagé. Les motifs de la révolte changent, mais le sentiment reste. Mercredi dernier, le Haut commissariat de l’ONU aux réfugiés redoutait la mort de plusieurs centaines de migrants dans le naufrage d’un bateau parti de Libye dans le sud de la Méditérannée. « Et nous, on est là comme des cons à dire qu’on est prêts à les accueillir. Tout ça parce qu’on a un Premier ministre qui a peur que des djihadistes soient dissimulés parmi les migrants. On a eu plus de 1500 propositions d’accueil avec la plateforme du Conseil départemental. On a un centre d’accueil de 106 places à Carcans qui est prêt à ouvrir. Mais qui reste fermé. C’est une colère d’aujourd’hui, qui est très forte ». A 59 ans, le relief que donne à voir Pascal Lafargue n’est pas celui d’un blasé, plutôt celui d’un homme qui continue d’y croire. « Si les premiers hommes n’avaient pas été des migrants, vous ne seriez pas là en train de m’interroger ni moi en train de vous répondre ». On n’a pas la force de remettre ça en cause. Il fouille dans un tiroir, attrape sa boîte de cigares et en sort un qu’il laisse collé entre son index et son majeur. Il restera pour nous un peu comme la fumée creusant un sillon entre ses pas. Insaisissable.
Pascal Lafargue, l’humaniste radical from Aquipresse on Vimeo.