Nathalie Kaïd, la femme illustrée


Nathalie Kaïd

Nathalie Kaïd, la femme illustrée

Copier le lien Partager sur FaceBook Partager sur Twitter Partager sur Linkedin Imprimer
Temps de lecture 12 min

Publication PUBLIÉ LE 29/01/2017 PAR Romain Béteille

Raymond Depardon disait qu’il faut nécessairement aimer la solitude pour être photographe. Pour ce qui est de Nathalie Kaïd, il avait en partie raison seulement. Lorsqu’on va à sa rencontre dans sa recyclerie au 7, rue de la Motte Picquet, on sent tout de suite qu’elle est bien entourée. En tout, ce sont 65 petits soldats du système D qui travaillent dans cet endroit très singulier depuis sa création, dont 15 salariés et 40 personnes en bénévolat. Le lieu ressemble à un gigantesque grenier un peu fantasque, où de multiples objets s’entassent jusqu’au plafond. Le showroom à l’entrée, composé de créations à partir d’objets et de meubles récupérés, sert de démo. A 51 ans, Nathalie dirige le lieu avec beaucoup d’humeurs. Elle a beau aimer travailler sur la couleur, elle porte visiblement un soin tout particulier à s’habiller en noir, comme les différents motifs qui trônent sur sa peau et lui ont peu à peu donné une nouvelle identité. Derrière ses cheveux sombres, son nez busqué et son front ample, on devine un fort caractère, une fantaisie, traduite par des boucles d’oreilles en forme de minuscules canards jaunes. 

Débuts champêtres

Si sa vie devait être un book, il commencerait sans doute dans la ferme qui l’a vue grandir, en Charente Maritime, aux côtés de ses grands-mères et arrières-grands-mères jusqu’à l’âge de cinq ans, déjà un peu à part. « J’avais un père absent, sur la route en permanence. Ma mère m’a eue jeune pour elle, elle n’était pas forcément en mesure de m’élever comme elle avait envie, c’était très bien que mes grands parents passent le relais. Cela dit, mes parents étaient là, je n’ai pas souffert de quoi que ce soit », dit-elle, comme pour couper court à toute hypothèse. Le cliché suivant, c’est la partie où l’on donne raison à Depardon. « J’ai eu cette sensation d’ennui et de repli de n’être qu’avec des adultes. Quand je suis arrivée à la maternelle, je n’avais absolument pas envie d’aller avec ces gamins. Je ne comprenais pas que l’on s’agite comme ça autour de moi. J’étais dans un coin en tant qu’observatrice, sans me mêler à eux, j’avais un imaginaire très développé ». Nathalie a l’art de l’instantané : elle parle en racontant des moments clés, elle ouvre des parenthèses qu’elle ne ferme jamais. Elle dit aussi les choses de manière très franche lorsqu’il s’agit de raconter cette période où elle s’est découvert un handicap pour lequel elle a mis très longtemps à faire un diagnostic : la dysorthographie. « Quand est arrivé le moment d’écrire et de ne plus dessiner ou colorier sur des cahiers, je me suis aperçue que j’avais un souci. Il y a quelques années, on ne se gênait pas pour tarter les gamins, j’ai donc vécu un début d’école assez difficile parce que je faisais énormément de fautes d’orthographe. J’apprenais, mais je ne photographiais pas ces mots ». Nathalie part sans l’écrit, mais qu’importe, elle bosse la parole. 

Très timide, complexée par son poids, elle passe son temps libre à faire ce qui, plus tard, deviendra un grand chantier de sa vie. « J’ai toujours énormément bricolé avec mes grand-mères, elles faisaient tout, il n’y avait pas d’hommes à la maison, mes grands-pères sont décédés à la guerre. C’était plutôt bien parce qu’on avait pas de freins, la fabrication devenait un peu innée. On ne faisait pas ça parce qu’on n’avait pas les moyens, on vivait simplement comme ça », précise-t-elle. Son problème d’écriture, elle le vivra jusqu’en seconde littéraire et artistique. Il causera son redoublement, qui la fera abandonner définitivement les études générales. C’est qu’entre temps, un nouvel objectif, bien réel celui là, s’était invité à ses projets personnels : celui d’un appareil photo. « J’étais passionnée par ça. A douze ans, mon père m’a filé un petit Instamatic, c’est comme ça que j’ai commencé. Mes parents ne comprenaient pas ce que je faisais : je prenais en photo des sens interdits, des bouts de couleurs, des graphismes… ils étaient assez affolés en faisant tirer les photos. Pour mes quatorze ans, j’ai eu mon premier boitier Reflex, j’ai commencé à photographier les copines. J’ai toujours été attirée par le corps féminin, j’ai fait beaucoup de nus à l’extérieur, des expos, j’ai gagné des concours assez rapidement. Pendant ma deuxième seconde, je me mettais au fond de la classe avec des bouquins de photos et j’attendais que ça passe ». Plus que la simple beauté, à laquelle elle sera très attachée par la suite, c’est avant tout une forme de reconnaissance que Nathalie recherche, cachée derrière le cadre de son appareil. « J’étais vraiment déconnectée par rapport aux autres mais j’ai toujours su que je n’étais pas la gamine mauvaise au fond de la classe qui ne ferait rien de sa vie. Je savais que je ferai quelque chose, mais pas à l’école. Quand j’ai eu ce boîtier photo, ça a été un peu une révélation. J’ai su que je pouvais vraiment m’exprimer ». 

En dehors des codes

Ayant souffert de l’exclusion jusqu’en sixième, l’image et le graphisme deviennent un refuge. Elle veut en faire un métier, mais les écoles sur Paris sont trop chères. Ce sera donc la case CAP, dans un studio photo d’Angoulême, durant un apprentissage de trois ans. Elle créera ensuite son premier studio photo en indépendant et rencontrera son mari à 17 ans, alors qu’elle était en train de redécorer l’appartement d’une amie. Fascinée par le « choc du graphisme et des couleurs », Nathalie est aussi une féministe dans l’âme et une vaccinée de la politique. « Ce qui m’intéresse ce sont les actes, peu importe ceux qui les font ». Elle se lancera dans la photo de mode à Angoulême, puis à Paris en haute couture. Le choc des cultures, d’un côté entre la campagne et la ville, de l’autre entre la vision négative qu’elle avait de son poids et la minceur des mannequins, ne la gêneront pas. Pour le premier, elle avouera d’ailleurs n’aimer que la ville. « La campagne me fait chier. J’ai tellement bouffé de campagne que je n’en veux plus. J’ai besoin que ça bouge. Cela dit, j’ai une grande phobie, ce sont les déplacements. Ca m’angoisse, dès que je veux me déplacer sur un rendez-vous ». Elle le fera pourtant, autant au sens propre qu’au figuré. Du bénévolat dans les radios libres, du travail de photographe indépendante dans des magazines parisiens, un job de commerciale… on se perd un peu en conjecture. Pour le second choc, il faut préciser que Nathalie a toujours été fascinée par l’esthétique, ce qu’elle appelle elle-même de manière subjective, le « beau ». 

Mais le beau ne fait pas toujours vivre. Commerciale pour la presse économique, elle change de rédactions comme on joue aux chaises musicales, en s’assurant toujours de ne pas être la dernière à s’asseoir. Ingénieur chez Pentax, elle se fait « virer gentiment » au moment de sa première grossesse. Avec un mari en licenciement économique, les choses deviennent compliquées. Le salut viendra d’une mode, lancée il y a vingt-trois ans, qui depuis fait le bonheur des blogueuses et des passionnés de décoration : le loisir créatif. Via l’aide d’une licence, Nathalie et son mari arrivent sur Bordeaux par hasard, avant son ravalement de façade. Le couple crée son magasin rue Castillon, à deux pas de la Place du Parlement. Cette petite boutique, où elle organise des cours avec le grand-public, permettra à la deuxième passion de la jeune femme de prendre davantage de place. L’aventure durera trois ans, la suivante sera un magazine pour les boutiques de loisirs créatifs. Au départ fascicule, il se déclinera en kiosque et fera de Nathalie sa directrice de création pendant onze ans. Il lui permettra de mettre en avant un style « coloré, fantasque », et de transformer son appartement en véritable show-room. Des meubles au papier peint, du sol au plafond : elle est la dompteuse de toutes les surfaces. Le tout sans jamais avoir eu un quelconque bagage universitaire. « Je n’ai pas viré les codes, je ne les ai jamais appris ». 

Deuxième chance

Déjà là bien avant la mode et Valérie Damidot (avec qui elle déteste visiblement être comparée), sa notoriété naissante lui permettra de faire quelques passages en télévision : France 3 Côté Maison durant trois ans dans la rubrique recyclage et Téva Déco, notamment. « Je me suis rendue compte que ce qu’on faisait plaisait ». Entre temps, elle n’a jamais abandonné son engagement associatif, mais elle a su l’interpréter à sa manière. Grâce au concours des Compagnons Bâtisseurs, qu’elle découvre,  elle travaille sur la réfection d’un appartement à Bègles en tant que bénévole. Nouveau déclic : elle vient de trouver un moyen de mêler son engagement social à l’une de ses passions. « Je me suis dit que c’était quelque chose que je voulais faire. D’habitude, je faisais des choses mais pas pour les gens. Là, ça avait une utilité sociale. On a proposé à la ville de monter un projet associatif dans lequel on pourrait demander des subventions pour aider ces gens là. Le problème, c’était le manque de logements ». Elle trouvera un relais financier via Leroy Merlin, et un premier « client » en la personne d’un jeune habitant du quartier des Aubiers, invité au cours d’une émission de déco sur France Bleu Gironde (à laquelle elle participera pendant un an et demi). 

Nous arrivons là à l’avant-dernier quart du book de Nathalie, celui qui la mènera à monter une ressourcerie, elle pour qui le développement durable était depuis longtemps une évidence. « Tout ce qu’on savait faire, on pouvait le mettre dedans. On savait que ce serait l’un de nos gros projets. On l’a présenté à la ville de Bordeaux et à la Cub, c’était raccord avec ce qu’ils voulaient faire. On n’a pas attendu les financements, on s’est jeté dedans. La première, on l’a montée dans mon atelier de 70 mètres carrés. On a participé au forum social : la mairie nous avait filé un budget pour qu’on fasse de la création et que l’on puisse montrer ce qu’était une recyclerie. C’était chouette ». Viendra le moment d’investir un Algeco au Grand Parc et de mettre en place un travail avec le collège. Comme elle le dit, cet « atelier d’éco solidaire » reste, encore aujourd’hui, intimement lié à la question sociale et aux quartiers défavorisés. « On ne veut pas s’implémenter dans les quartiers qui n’ont pas besoin de nous. Une recyclerie, ce n’est pas fait pour gagner de l’argent, on n’aurait pas monté une association, on aurait créé une entreprise sans se faire chier. Avec cette recyclerie-boutique de quartier, on voulait éduquer les gens sur le développement durable, on mettait ce dont ils avaient besoin à très bas coût ».

Le concept séduit, mais pas forcément sur la durée. « On n’a pas vraiment eu de soutien sur le long terme, les bailleurs voulaient un loyer qu’on ne pouvait pas payer. Au bout de trois ans et demie, ça a fermé pour mettre une maison de projet. Ca reste notre grande claque », avoue-t-elle avec regret. Ce projet de travail avec les jeunes exclus du système scolaire (toutes les mains sont issues de contrats aidés, au chômage où en période de retour à l’emploi) est aussi intimement lié aux convictions personnelles de celle qui le porte depuis sept ans. « On veut montrer aux gens qu’on est capables de faire les choses même sans avoir réussi à l’école. On travaille sur la valorisation de soi ». Dernièrement, la recyclerie a même poussé la question plus loin, en accueillant depuis un an six bénévoles handicapés dans des ateliers hebdomadaires. « Je leur ai dit que je n’allais pas m’adapter à eux, que ça viendrait d’eux. J’ai enclenché autre chose avec eux. Ces gens là sont mis à part, ils voient bien qu’ils ne sont pas comme tout le monde. Quand ils viennent, je les prends comme n’importe qui, ça les change. On a mis en place un projet qui va déboucher sur une exposition d’une quarantaine d’images qui traitera de leur regard sur leurs activités ».

Jeux d’ombres

Surnommée, certainement à juste titre, « madame 100 000 volts », Nathalie Kaïd apprend autant des autres que d’elle même. Elle qui ne supporte pas de ne rien faire s’efforce de remplir les blancs de son emploi du temps et, depuis quatre ans, de sa peau. « Il y a vingt ans, quand je voyais des gens tatoués, je trouvais ça très bizarre », commence-t-elle pour justifier les motifs qu’elle cache sous un pull sombre. Pendant une expo Transfert il y a six ans, elle rencontre un artiste-tatoueur et décide de sauter le pas, encore une fois, à sa manière : ce sera les deux bras ou rien. Une tête de mort mexicaine avec deux obturateurs photo à la place des yeux, une pellicule qui serpente, un oiseau-cerf, un dragon chinois et des motifs baroques composent aujourd’hui ses membres et son dos. « J’assume d’être très tatouée aujourd’hui », avoue-t-elle. « Les premières fois, c’était un peu comme un psy, un temps uniquement pour moi, ce qui est rare pour quelqu’un qui ne se pose jamais. Quand je sortais, j’avais la sensation d’un apaisement profond. C’était comme un duel avec le corps. Je me suis rendu compte que j’en avais un, moi qui ai toujours un peu été hors-gabarit. Pour commencer, je me suis fais tatouer les parties du corps que j’aimais le moins pour me cacher derrière, un peu comme un voile. Je me suis demandé ce que les autres femmes tatouées ressentaient. Maintenant, je n’aime plus les parties blanches de mon corps ». Nathalie affirme aimer voir le regard des gens changer lorsqu’elle dévoile ses bras nus tout en restant consciente qu’il s’agit aussi là d’un « formidable outil de communication », qu’elle semble maîtriser. « Je filtre ce que je veux voir, comme l’obturateur filtre la lumière ». 

Depuis deux ans et demie, elle travaille sur un projet inédit avec six autres bénévoles : l’interview et la photographie de 176 femmes tatouées et de tatoueuses professionnelles. « Je me suis rendu compte qu’il y avait des choses très profondes pour certaines dans le tatouage, qu’il impliquait aussi un changement psychologique ». Parmi ces portraits féminins figurent un peu plus d’une dizaine de femmes tatouées après avoir subies une opération suite à un cancer du sein, un projet qu’elle a monté dans le cadre de la manifestation Octobre Rose. Ce n’est pas son premier essai : il y a six ans, elle avait affiché des poitrines de femmes photographiées Place de la Bourse. L’idée du tatouage post-cancer, elle aimerait en faire quelque-chose de concret. Cela fait partie des nombreux projets qui lui trottent dans la tête, et au vu du tempérament de cette femme d’action, nul doute qu’il sera concrétisé un jour. « J’aimerais créer une association au niveau national qui puisse mettre les femmes en contact avec des tatoueurs ». En attendant, elle espère éditer ces portraits dans un livre financé d’ici la fin de l’année via une campagne de financement participatif, et organiser une exposition dans la foulée. Petite particularité : le texte et l’écriture prennent une place très importante dans le projet. « Je ne veux plus dissocier mon travail de l’écriture », affirme Nathalie, comme pour conjurer son propre sort, elle dont le rêve serait de ne plus pouvoir dépendre de personne pour écrire mais qui, en même temps, semble résignée au fait qu’il ne se réalisera jamais. 

Nouvelle page

Insomniaque, hyperactive, toujours en mouvement perpétuel, elle ne prend que très rarement des vacances. Début février, elle montera une nouvelle recyclerie de quartier d’une cinquantaine de mètres carrés aux Aubiers, une expérience de six mois qui, elle l’espère, ne connaîtra pas le coup d’arrêt qu’avait subi la première. Avec un objectif secret : que l’idée se démocratise. « On aimerait en ouvrir partout, dans tous les quartiers. Ca éviterait les encombrants et ça créérait une dynamique ». Depuis quelques temps, Nathalie a abandonné la voiture : elle et son mari ne roulent plus qu’en vélos électriques et en moto. Le développement durable et l’écologie, qui pour certains ne sont qu’une vague idée, elle a su en faire son quotidien.
Le 8 mars prochain, elle sera l’une des « Héroïnes » d’un talk à l’Athénée municipal, à l’occasion de la journée de la femme. Elle prend toujours ses contraintes d’aujourd’hui comme une chance même si, parfois, elle avoue que vivre du bénévolat serait plus facile. « Il me tarde de me libérer de ce côté financier pour m’engager dans des associations. J’aimerais bien revenir au temps du troc ». Le tatouage, lui, n’est pas une page fermée, ni pour elle (des rendez-vous sont déjà fixés), ni pour celles avec qui elle a su parler. « J’aime la transmission, le témoignage, je pense que c’est important ».  A l’heure de refermer l’album photo, il restera cette image : celle d’une femme de combats ordinaires pour qui les paroles s’envolent et les actes restent. On ferme artificiellement le classeur, tout en sachant que l’on va le réouvrir. Les quelques dernières pages ont volontairement été laissées vides, mais certainement pas pour longtemps, la nature et Nathalie l’ayant en horreur. D’aucuns diraient que le simple fait de le combattre semble déjà une victoire. 

Partagez l'article !
Copier le lien Partager sur FaceBook Partager sur Twitter Partager sur Linkedin Imprimer
Laissez vos commentaires

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

On en parle !
À lire ! MÉTROPOLE > Nos derniers articles