Marie-Michèle Delprat, adversaire du « mainstream »


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Marie-Michèle Delprat, adversaire du "mainstream"

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Temps de lecture 6 min

Publication PUBLIÉ LE 17/01/2016 PAR Romain Béteille

Il est 14h30 en ce samedi 16 janvier. En pénétrant dans le parking de la médiathèque de Gradignan, située Allée de Pfungstadt, on le remarque tout de suite. Ce grand bâtiment carré, posé là comme un îlot au milieu d’un écrin de verdure. Juste à côté, quelques ados s’exercent à faire des figures dans le skate-park. Le théâtre des Quatre saisons, qui a vu le jour en 1992, est fermé pour la journée. Les lumières de la scène sont éteintes, la salle de 400 places est vide. En pénétrant dans l’open-space où logent les huit personnes qui en composent le personnel au quotidien, on ne remarque rien de particulier. Tout est lisse, juste quelques livres posés sur les étagères, des dossiers qui s’entassent, apportant du relief à des pièces sans histoires, comme si ce lieu n’avait pas grand-chose à raconter. Il suffit de pénétrer dans le bureau de la directrice de l’établissement, qui occupe ce fauteuil depuis la création du projet, pour comprendre qu’il n’en est rien.

Une personnalité singulière

Entre les tableaux accrochés au mur, les affiches des saisons précédentes et les livres et objets de décoration qui traînent un peu partout, on sent tout de suite que l’endroit est à l’image de la propriétaire. Passionnée d’art, ancienne joueuse de piano et d’orgue à ses heures, inscrite au conservatoire de Talence pour apprendre les percussions, Marie-Michèle Delprat n’a jamais vraiment imaginé que la culture deviendrait une si grande partie de sa vie. Elle ne l’avait même pas envisagé du tout en passant son enfance et son adolescence à Tarbes dans les années 70. « Déjà, lorsque je vivais à Tarbes, nos professeurs nous amenaient à des spectacles théâtraux. Avec ma prof de musique, nous avons fait des ateliers de musique électro-acoustique, de sonorisation de films de l’Ina dans l’ancienne salle du Parvis ». Titulaire d’une formation de lettres classiques perdues entre le latin et le grec, elle s’illustre très tôt, dans ces Hautes-Pyrénées où la majorité républicaine se préparait à passer la main aux communistes, en apprenant le russe. Pourtant, elle se destinait au départ à la psychiatrie. Mais les études de médecine vont être un échec, et elle va rajouter le tchèque, le slovaque et l’amour de la culture et de la littérature russe à son C.V déjà singulier.

Débarquée à Bordeaux en 1978, elle passe par l’université où, déjà, elle participe à des concerts organisés dans l’amphi 700.  En étudiant la musique et la littérature comparée, elle rencontre un directeur d’association russe, « Mr Kalinine », qui lui donne le goût de l’organisation évènementielle. Le paysage culturel local en est alors à ses balbutiements : l’association Sigma mène la barque de la vie culturelle bordelaise. Bien que spectatrice, Marie-Michèle Delprat n’y trouve pas vraiment son compte. « C’était plutôt désert par rapport à ce que j’avais pu voir dans une scène qui allait devenir nationale en matière de spectacle vivant », avoue-t-elle. Elle pousse pour la première fois les portes de la mairie de Gradignan en 1985 lorsqu’elle demande un stage au service culturel, où le « chef de service  de l’époque avait une ouverture d’esprit sur tous les arts, surtout sur la musique. Peu après mon arrivée, il a voulu lancer un cycle de concerts à l’église de Gradignan avec des jeunes interprètes ». C’est le premier véritable tremplin qui va la faire basculer vers une culture exigeante, plurielle et dont l’étiquette d’élitisme va lui coller à la peau.

Le projet se lance

Le service culturel, piloté par un certain Christian Courbère, (conservateur en chef du patrimoine aujourd’hui à la retraite), arrive à persuader les élus locaux de réaliser une salle de spectacle. Un petit auditorium qui serait construit au moment où celui de Bordeaux n’existait pas encore, et qui viendrait enrichir l’offre culturelle de cette jeune communauté urbaine. Une chose en enchaînant une autre, le départ de son supérieur pousse Marie-Michèle à prendre la direction du service. Le projet, coûtant la bagatelle de 45 millions de francs, a tout d’un pari fou, quasi pharaonique pour cette commune d’à peine plus de 20 000 habitants. Construite notamment par Guy-Claude François, scénographe du Théâtre du Soleil, la salle adopte deux configurations, en passant d’une scène de théâtre à un véritable auditorium. Problème de taille : si la commune a bien voulu financer la salle, elle n’avait pas vraiment prévu de plan pour engager le personnel qui la ferait tourner. « J’ai refusé deux fois le poste de directrice », confie Marie-Michèle Delprat. « Je voulais être un bras droit, pas diriger le lieu. Le maire m’a posé un ultimatum. Je suis donc partie à petits pas, avec une équipe très curieuse piochée au sein du conseil municipal : un ancien responsable de la communication/photo/vidéo transformé en technicien et une femme du service scolaire qui s’est retrouvée secrétaire ». 

Pendant trois ans et sans un sou, la jeune équipe inexpérimentée tente de mener la barque. « On a fait participer des associations gradignanaises, on a tâté un peu le terrain, regardé ce qui se faisait ailleurs. Comme je me souvenais que l’accès à la culture n’était pas forcément donné à tout le monde, j’ai pensé qu’il fallait faire des spectacles pour les écoles, pour tous les enfants. Pas forcément en temps public », affirme-t-elle avec franchise, « parce qu’en fait c’est toujours les mêmes qui amènent leurs mioches à des spectacles. Plutôt en classe entière ». Une quasi-campagne électorale sous forme de tournées des institutrices locales plus tard, elle sait que la conquête des esprits sera plus difficile que prévu. « Les habitants de la ville étaient contre ce bâtiment, ils trouvaient qu’on dépensait un fric fou pour qu’au final, les gens n’y aillent pas. Je devais les rassurer et leur dire qu’on voulait faire des choses pour eux. Avec notre travail, un lycée (bâti 4 ou 5 ans après) s’est vu gratifié d’une option théâtre. Tout le monde s’est mis à faire de la programmation jeune public par la suite, au début des années 2000 ». Précurseur sans l’avouer, Marie-Michèle Delprat a du se confronter à de nombreux problèmes pour garder « son » théâtre en vie. Mais son statut de directrice « élitiste »,  elle n’a jamais vraiment réussi à s’en débarasser. « J’étais condamnée, par la jauge d’accueil de cette salle et le budget qu’on me donnait, à faire des choses forcément pas très connues, donc pas chères. Donc condamnée à être élitiste, même si personnellement, j’ai trouvé ça passionnant ».

La réussite et l’exigeance

Elle fête en 2016 sa vingt-quatrième année à la tête de cet établissement. Toujours passionnée par les arts et la littérature russe, toujours à courir les salles partout en France pour voir entre 200 et 250 spectacles par an et en retenir une quarantaine, qui composeront sa prochaine programmation. Toujours exigeante avec les propositions qui lui sont soumises autant qu’avec elle-même, toujours engagée, à 55 ans, dans une culture sans concessions. « Je combats le divertissement total. Un théâtre est un lieu qui doit permettre d’avoir à la fois des émotions collectives et des réflexions personnelles ». Finalement, il lui reste quelque chose de son ancien rêve de carrière dans la psychologie. « J’adore m’incruster dans la salle pendant la représentation et écouter les gens parler du spectacle, où connaître leurs réactions après qu’ils aient vu une représentation. C’est le seul lien que j’ai pu trouver ».

En janvier 2015, le théâtre des Quatre Saisons a obtenu le label de « scène conventionnée ». Le fruit, là aussi, d’un long combat. « Déjà, au début, je me disais que des gens de Bordeaux et d’autres communes pouvaient venir ici. Je n’ai jamais négligé cette notion de communauté urbaine, et j’ai toujours été en tension avec les politiques locaux pour tenter d’élargir le potentiel de la salle et de jouer la complémentarité ». Le théâtre de Gradignan pourrait, dans les prochains mois, avec la salle du Carré/Colonnes de Saint-Médard-en-Jalles, devenir un « équipement d’intérêt métropolitain » dans la catégorie du spectacle vivant. Un achèvement impossible sans celle qui, pendant près de 25 ans, a fait de la culture singulière et exigeante l’un de ses grands combats. 

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