Assis en bord de rivière sur un banc de la terrasse François Mitterrand, Marc Sahraoui, sociologue de formation et élément moteur des Reclusiennes, reprend la genèse du festival.
« Aujourd’hui, chaque ville semble avoir son événement, un moment fédérateur dans lequel la population se retrouve petit à petit. Libourne a son Fest’art, Marmande Garorock… Sainte-Foy n’avait rien de tel ; il y a trois ans on s’est dit « pourquoi ne pas le créer ? » ». Difficile, cependant, de trouver une formule qui marche sans trop copier les voisins. La musique, les arts de la rue sont déjà mis à l’honneur dans d’autres villes du département – et dans des villes plus grandes, qui plus est. Les organisateurs ont donc cherché ailleurs.
« On a voulu être un peu plus originaux, alors on a cherché dans l’identité propre de Sainte-Foy… c’est-à-dire les personnes célèbres. Jean-Lacouture disait qu’en France, le plus petit confetti sur lequel on pouvait trouver autant de personnes célèbres, c’était Sainte-Foy-La-Grande.» Étonnamment, la bastide a la particularité d’avoir vu naître un nombre impressionnant de penseurs et d’intellectuels. Pauline Kergomard, fondatrice de l’école maternelle en France, y a passé son enfance. Même chose pour l’historien de l’art Elie Faure, l’anatomiste Paul Broca – qui découvrit en son temps le centre de la parole dans le cerveau – ou encore les géographes et journalistes Onésime et Élie Reclus.
C’est finalement leur frère, Élisée, que les organisateurs choisissent de mettre à l’honneur « C’est le plus connu. C’est aussi un aventurier, un penseur engagé et un auteur qui portait des valeurs d’écologie, de connaissance et d’égalité sociale qui nous tiennent à coeur » Géographe et penseur de l’anarchie, il est à l’origine d’une multitude d’écrits dont la variété des sujets inspire les organisateurs. « Ce qui est pratique avec Elisée Reclus, c’est qu’il a ouvert tellement de portes, on a des thèmes tout trouvés pour les cinquante ans à venir » plaisante Marc Sahraoui. Au thème du vote, dans la veine de la pensée politique de Reclus, succède celui du sol et de l’environnement, avec une 2ème édition intitulée « Les Gardiens de la Terre ». Aujourd’hui, c’est la marche qui est retenue comme fil conducteur.
A la croisée des chemins Le festival joue la carte du mélange : « Une bastide, c’est par essence un lieu de rencontres. Symboliquement, c’est très fort : Sainte-Foy, c’est une ville-monde, une ville de mélange. Ce sont les voyages, les migrations qui l’ont créée». Le programme cherche avant tout l’ouverture « Aujourd’hui, les chercheurs ont envie et besoin de montrer le résultat de leurs recherches. Et ils viennent gratuitement pour cela. Ils arrivent avec une volonté d’échanger, non seulement entre chercheurs, mais aussi avec le public qu’ils ont en face d’eux »
« On fait le choix d’inviter, en plus des chercheurs, des associations et des intervenants à titre privé, qui peuvent leur renvoyer la balle, animer le débat. C’est comme ça qu’on crée un dialogue, et qu’on fait avancer sa pensée. Ce qu’on voit apparaître dans le off, les repas, les moments passés ensemble, c’est la construction de nouveaux objets d’études, de nouvelles perspectives. Ces croisements sont très utiles ».
-L’association Halem sensibilise le public à la question du nomadisme et de l’habitat léger.
En parallèle aux conférences et ateliers qui rassemblent les universitaires, d’autres événements proposent aux visiteurs de se retrouver différemment. L’édition 2015 s’est ouverte mercredi dernier sur un atelier collaboratif. Au terme d’une après-midi de cuisine animée par des volontaires, un repas gratuit a été offert aux visiteurs sur les grandes tables installées au Jardin Public. A la tombée de la nuit, le saxophoniste François Corneloup et son collectif de jazz bordelais ont pris le relais, pour faire danser et chanter ensemble ceux qui, en temps normal, se croisent sans penser à s’adresser la parole.
– Bal populaire au Jardin Public.
Du début à la fin, l’art et la culture sont présents. Des expositions de dessins, sculptures, photographies habillent les lieux de conférences, à l’image des planches de BD de Christophe Dabitch, auteur d’Immigrants – Etre Là – Le Captivé et prix Coup de Coeur des Reclusiennes 2015. Des spectacles de danse, de théâtre, et un mini-festival punk ponctuent les interventions des chercheurs.
– Changement d’ambiance : le punk nantais de Justin(e) vient clore une journée d’ateliers et de débats.
Le dimanche soir, le cinéma La Brèche a reçu le réalisateur Laurent Hasse pour une discussion autour de son documentaire « Le Bonheur, Terre Promise ». En plein hiver, armé de sa boussole et d’une petite caméra, il traverse la France en ligne droite, le long du méridien de Paris. Des Pyrénées à Dunkerque, il filme visages et paysages, à la recherche d’une vraie rencontre avec ceux qui acceptent de l’accueillir, et d’une certaine paix intérieure.
Le dernier jour est le moment d’un retour sur le territoire « C’est devenu un rituel » sourit Marc Sahraoui. A pied, à vélo, en canoë ou en calèche, les participants ont été invités à longer ensemble les bords de la rivière pour partager un pique-nique de clôture à deux pas de la Dordogne. L’occasion aussi de lire quelques textes d’Elie Faure – la culture n’est jamais loin.
Un peu d’audace, beaucoup de travailLes temps sont durs pour le tissu associatif français ; durs aussi pour la culture. Dans le cas des Reclusiennes, chaque euro compte. Le festival s’appuie sur l’implication très forte de ses bénévoles, et sur un budget minutieusement étudié. La gratuité de la majorité des conférences et des expositions, considérée comme essentielle, n’est compensée que par les repas, boissons et produits dérivés proposés aux visiteurs. Malgré tout, le festival survit, et grandit.
Après trois éditions, les méthodes se rodent, et la réputation se fait. « Aujourd’hui », raconte Marc Sahraoui, « les géographes ont leur moment de rencontre nationale, avec le festival de Saint Dié, dans les Vosges. Les historiens se retrouvent pour les Rendez-vous de l’Histoire de Blois. Mais les sciences humaines, elles, n’ont pas vraiment de lieu pour se rassembler. On s’est demandé pourquoi on ne jouerait pas cette carte – avec beaucoup d’ambition, donc –, et on s’est adressés aux différents laboratoires de sciences sociales. On leur a proposé de venir réfléchir avec nous, chaque année, autour d’un thème commun. Ca semble marcher : la première année, on a eu 5 au 6 laboratoires, l’année suivante, une dizaine… Et aujourd’hui, on accueille 20 labos, non seulement de France, mais aussi de Suisse, d’Italie, du Sénégal, d’Angleterre »
Les organisateurs ne comptent pas s’arrêter là. Boostée par la participation de « célébrités » – comme Claude Villers ou le philosophe et généticien Axel Kahn, qui présentait cette année son livre Pensées en marchant – la croissance du festival n’est qu’un début « En gardant les mêmes piliers, on espère réussir un jour à multiplier par 4 le volume des conférenciers. Notre but, c’est de faire des Reclusiennes un moment de rencontre qui trouve sa place dans l’agenda des chercheurs »
Faire revivre la ville Avec les Reclusiennes, Sainte Foy fait le pari d’un renouveau. Créer de toutes pièces une manifestation ambitieuse, loin des métropoles, de leur vie culturelle et de leurs Universités, est un choix risqué, sinon un peu fou. Qui, après tout, connaît Sainte-Foy-La-Grande et son histoire ? Ville ou village ? Avec ses 2300 habitants, la bastide reste dans l’entre-deux.
« On voulait un ancrage local fort, faire vivre la ville, la rendre visible » appuie Marc Sahraoui. « On se demande toujours comment faire participer la population. Ça a particulièrement bien marché cette année avec les jeunes d’Unis-Cité ». Il y a quelques mois déjà, une équipe de quatre volontaires du service civique a traversé la ville, magnétophone à la main, pour recueillir les mémoires de migrations des foyens. « On a cherché à échanger avec les gens, et à comprendre l’histoire de leur famille : comment ils sont arrivés à Sainte-Foy, d’où, à quel siècle et pourquoi ? »
Le projet a ceci d’actuel qu’il pose la question du devenir des petits centres-villes, à l’heure où centres commerciaux et zones pavillonnaires fleurissent un peu partout. Quelle vie dans les communes ? Quel avenir pour les petits commerces, les animations de quartier et les lieux publics ? Avec les Reclusiennes, les organisateurs tentent de ramener dans la cité désertée ceux qui s’y rencontraient autrefois. Histoire de montrer aux plus sceptiques qu’un vivre ensemble est toujours possible.