Quelques pavillons étaient inanimés, racontant des histoires de voisins partis en vacances au soleil où vers une destination à la température plus clémente. Mais la majorité des fenêtres étaient encore allumées. Nous étions un soir du 24 décembre, celui d’une année qui s’était perdue dans le calendrier de l’éternel recommencement. Les toits étaient sobres, les jardins bien entretenus, et si la radio ne parlait pas des monstrueuses soldes d’hiver, on aurait pu se croire entre deux autres saisons, un automne capricieux ou un début de printemps aux dernières gelées vivaces.
Ruth était confortablement allongée dans son lit, le faible son du tic-tac de sa pendule aux couleurs de son héroïne préférée la berçant comme le chant d’un métronome perdu. Du haut de ses douze ans, elle était le petit joyau de la famille, celle que l’on chouchoutait et que l’on couvait trop sans même s’en apercevoir. C’était sûrement ces longs cheveux blonds et raides, ou ces yeux d’un vert quasi-surnaturel, ou peut-être cette mine espiègle qui disait qu’elle en savait plus qu’on ne croyait. En tous les cas, ce n’était pas vraiment une petite fille ordinaire, elle était plutôt de celle que l’on remarque.
Le bras perdu sous son traversin, elle faisait simplement semblant de dormir, mais gardait les yeux bien ouverts. Jusqu’au moment précis où elle entendit des bruits dans l’escalier. Des pas, lourds et lents, qui grimpaient un à un les marches. Elle se tourna dos à la porte de sa chambre, s’enfouit encore un peu plus sous les couvertures et attendit. Lorsqu’un rai de lumière perça l’obscurité de la chambre et qu’une ombre s’élargit, profitant de ce rayon fugace pour déployer son empreinte menaçante, elle sut que son père vérifiait qu’elle était bien en plein rêve. Il n’était pas du genre à venir la border où l’embrasser. Dans son éducation, ce travail-là était celui d’une mère, surtout pour les jeunes filles. Lui préférait raconter des histoires, comme son père l’avait fait avant lui. Il referma doucement la porte et fila aussitôt.
Le grand secretD’un bond, Ruth profita de ce calme retrouvé pour attraper ce qu’elle cachait depuis déjà plusieurs jours sous son lit, profitant du moindre moment de solitude pour s’adonner à ce secret interdit. Elle ouvrit le livre sur ses genoux, et fit tourner les pages comme on étreint un objet précieux. « Les traditions de la Noël », c’est ce qui était écrit en gros sur la couverture. Apparemment, il y eut une époque où les enfants de son âge célébraient la venue d’un être corpulent, tout vêtu de rouge et blanc, naviguant dans le ciel sur un traineau argenté, porté par des rênes espiègles. Ruth n’en croyait pas ses yeux, chaque ligne était pour elle la découverte d’un monde inconnu, affranchi de toute réalité.
Elle resta de longs instants, sa lampe oculaire fixée sur les phrases qui défilaient dans l’espace comme des météorites, s’abreuvant de chaque nouvelle anecdote comme un pèlerin ayant trouvé en plein désert une oasis de désirs sans fin. Elle ne vit pas la porte se rouvrir, et un petit individu courbé entrer doucement, faire quelques pas vers elle et se mettre doucement à lui tapoter l’épaule. Il n’y a qu’au moment où l’ombre se mit à lui caresser les cheveux en chuchotant « alors, on a du mal à dormir ? » que Ruth, comme prise en flagrant délit d’un acte innommable, jeta par terre l’objet de ses passions en sursautant, et tourna la tête pour voir qui avait trahi son secret sans qu’elle s’en rende compte.
C’est aux yeux malicieux, aux rides et aux cheveux d’argent, au vieux pull racorni qu’elle reconnut aussitôt son grand-père. Le père de son père, celui qui savait mieux que personne raconter les histoires et qui en trouvait toujours une nouvelle qu’elle n’avait jamais entendue. Elle était toujours très contente de le voir, de parler avec lui. Mais en cet instant, elle aurait aimé que sa présence ne soit qu’un songe. C’est que le livre qu’elle était en train de lire avait été depuis longtemps interdit dans les chambres d’enfants. Trop d’imaginaire, disait la société, tue toute notion de la réalité chez nos jeunes gens. Il ne faut plus les laisser rêver, ils doivent apprendre à vivre. Cachés dans les rayons interdits de la bibliothèque de la ville, il y avait des centaines d’ouvrages de ce type sur des traditions révolues qui prenaient la poussière, en accès strictement réservé, pour les historiens où les amateurs d’ésotérisme. C’est là qu’elle avait trouvé, enfoui sous une étagère, « Les traditions de la Noël ». Elle l’avait pris, sans autorisation, et avait décampé comme si sa vie en dépendait. Les parents n’aiment pas trop que les enfants bravent les interdits. Mais les grands-parents — du moins le croyait-elle — c’était différent.
— « Où as-tu trouvé ce bouquin, ma petite Ruth ? », questionna d’une voix calme et pleine d’une curiosité soudaine grand-père Hilton.
— « Je… on me l’a prêté. On doit faire un exposé à l’école sur les légendes urbaines », répondit la jeune fille d’une voix hésitante qui la trahissait.
— Et tu as donc choisi cette stupide histoire qui raconte qu’une fête appelée « Noël » célébrait la joie et les enfants dans le monde entier, pour ton exposé.
— Euh… oui…
— Tu es une enfant adorable, Ruth. Mais tu es une piètre menteuse. Écoutes… je ne veux pas savoir où tu as eu ce livre ni comment tu te l’es procuré. Mais promets-moi que dès demain, tu t’en débarrasseras. Tu ne voudrais pas que tes parents aient de nouveaux ennuis sur le dos. Depuis l’instauration de l’interdiction, le gouvernement est beaucoup moins tendre avec ceux qui ne la respectent pas, surtout s’ils n’ont pas l’âge légal. Et je doute que ton école vous laisse faire un exposé là-dessus alors que chacune des traditions présentes dans ce livre a été purement bannie de tous les programmes scolaires du pays. Je me trompe ?
— Non. Je le rapporterai.
— Bien. Bon, maintenant, écoute attentivement ce que je vais te raconter. Tes parents désapprouveraient grandement ce que je m’apprête à faire, mais ce qu’ils ne savent pas ne peut pas leur causer de tort.
Une toute nouvelle histoireRuth écarquilla les yeux et s’accroupit sur son lit, attendant impatiemment qu’une nouvelle histoire commence. Grand père Hilton enclencha la fermeture automatique de la porte, saisit son tamiseur et alluma d’un doigt sur un bouton la petite lampe de chevet posée sur la commode. Puis, comme il le faisait à chaque fois, il enclencha le dépliage automatique du fauteuil d’appoint appuyé sur l’armoire de la chambre et entreprit de s’asseoir à l’intérieur une fois que celui-ci fût totalement regonflé.
— « Ma petite Ruth », dit-il enfin, une fois confortablement installé. « Ce livre, que raconte-t-il ? »
— C’est de la science fiction, grand-père. Cette fête, ce « Noël », c’était l’occasion pour un vieux monsieur de parcourir toute la planète sur un traîneau pour venir apporter des cadeaux aux enfants dans la nuit du 24 décembre. Ce serait tellement bien si ça avait existé. Mais c’est comme Superwoman, ça n’existe qu’à la télé ou dans les livres.
— Et si je te disais que quand j’étais petit garçon, Noël existait pour de vrai ?
— Pour de vrai ? Les cadeaux, le sapin dans la maison, les décorations, la neige… pour de vrai ?
— Pour de vrai. C’était même un des moments que je préférais de l’année entière. Quelques jours avant le soir du 24 décembre, mes amis et moi étions tout excités de savoir quels cadeaux le Père Noël allait nous apporter. A l’école, nous ne parlions plus que de ça, impatients de pouvoir être invités les uns chez les autres. A la récréation, nous faisions des batailles de boules de neige, et les plus petits construisaient des bonshommes avec deux boutons pour les yeux, une carotte en guise de nez et un chapeau de paille, parce qu’il fallait bien que leur bonhomme ait du style ! En classe, nous décorions la salle, on fabriquait des petits objets multicolores avec tout ce qu’on pouvait trouver. Et puis il y avait les chansons. Des paroles joyeuses, des airs entraînants. Le soir du 24, toute ma famille se réunissait à la maison, et nous passions la soirée à chanter, à rire et à regarder des films en cassettes.
— En quoi ?
— Pardon… des holobandes. Il y en avait des dizaines, mais nous préférions regarder toujours les mêmes. Les classiques. Des histoires de courses aux jouets, d’enfants malicieux, de familles réunies… enfin, des histoires de Noël, quoi. Sur la table, on servait des quantités impressionnantes de plats tous plus délicieux et alléchants les uns que les autres. Des bonbons, des fruits confits, un cochon de lait… Mon père adorait chanter « Vive le vent d’hiver », il le jouait au piano et ça me faisait beaucoup rire. Le salon était rempli de décorations, de mobiles représentant des Père-Noël, des rênes et autres petits lutins, symboles qui aujourd’hui n’existent plus que dans l’un de ces livres que tu as piqué à la bibliothèque. Nous accrochions une couronne de houx à la porte, et le sapin, tout auréolé de guirlandes et de boules brillantes comme des joyaux, brillait de mille feux. Quand venait l’heure d’aller dormir, nous déposions toujours un verre de lait et des cookies sur la table du salon. C’est que le Père-Noël et ses lutins verts devaient faire un très long voyage pour venir jusque chez nous. Mais la meilleure partie restait à venir. Le lendemain, le pied du sapin, vide quelques heures plus tôt, était rempli de paquets énormes aux nœuds tous plus fous les uns que les autres. Ce que j’aimais le plus avant de les ouvrir, c’était admirer les motifs sur le papier. Les miens étaient toujours ceux avec les bonnets de Noël. Nous posions des chaussettes en haut de la cheminée, et nous les retrouvions toujours remplies de bonbons, de fruits secs et de pièce en chocolat. C’était l’un des moments les plus heureux que l’on pouvait avoir, car toute la famille était réunie pour le partager.
— Et ce… Père-Noël, il venait pour de vrai ?
— Certaines choses ne vivent que lorsqu’on croit en elle, ma chérie. Personnellement, j’y ai toujours cru. Et puis j’ai fini par oublier. Le monde entier a voulu oublier. Comme disait un jour un auteur dont j’ai oublié le nom, « il n’y a pas besoin de brûler des livres pour détruire une culture. Juste de faire en sorte que les gens arrêtent de les lire ».
— Pourquoi Noël n’existe plus, grand-père ? Pourquoi demain est un jour comme les autres ?
— Parce que notre époque ne croit plus qu’en ce qui a des répercussions réelles sur l’économie et la société. Parce qu’on a jugé que les enfants ne pouvaient pas en même temps croire en des contes de fées et construire leur avenir. Ce qui est d’une bêtise insondable si tu veux mon avis.
— Alors c’est à cause de nous que tout ça a été interdit ?
— « Pas interdit, du moins pas tout de suite. Plutôt oublié, enfoui, remplacé par quelque chose d’autre. Mais tu sais, je pense que si tu y crois encore très fort, si tu crois en cette magie, rien ni personne ne peut te l’interdire où te la faire oublier. Mais tu dois le garder pour toi. Pas un mot, à quiconque », chuchota grand-père Hilton, un sourire aux lèvres, en sachant très bien que sa petite fille allait brûler d’impatience d’être à demain et d’en raconter chaque mot à ses amis.
Un rêve oublié ? Certaines histoires se devaient d’être oubliées, pour que la société puisse franchir une nouvelle étape. Du moins c’est ce que pensaient la plupart des gens autour d’elle. Nous n’en étions pas à brûler les livres ni à se réunir en philosophes clandestins pour refaire le monde et réapprendre à vivre, mais celui-ci avait tout de même bien changé. Dans cette nouvelle réalité faite de chiffres et de résultats, demain serait un jour comme les autres. Pourtant, lorsque grand-père remit le fauteuil d’appoint à sa place, posa un baiser sur le front de sa petite-fille, marcha à petits pas nerveux vers le couloir et referma la porte, Ruth se prit à rêver de nouveau. Mais cette fois, sans le livre.
Rêver de ces tables pleines de mets délicieux, de ce sapin illuminé, de ces paquets gigantesques et si nombreux qu’on ne pouvait les compter. Elle se remit sous les draps, éteignit sa lampe de chevet et fixa son regard à la fenêtre. À travers les fins rideaux de flanelle, on ne voyait que la nuit, d’un noir de cataclysme, et la lune étincelante qui venait éclairer les quelques étoiles qui n’avaient pas encore quitté l’horizon martien. Un lent crépuscule d’hiver descendait lentement sur la ville. Le froid saisissant avait sorti son long pardessus d’une blancheur d’ébène. Et en y regardant d’un peu plus près, Ruth crut apercevoir un petit point lumineux qui se déplaçait si vite dans le ciel qu’à peine fut-il visible quelques secondes qu’il avait déjà disparu. Elle n’avait jamais vécu de véritable Noël, mais à nouveau, elle y croyait. Car l’espoir et le rêve ne demandent parfois que l’imagination d’un enfant pour cesser d’être prisonniers de leurs livres d’images. Et si elle avait cru lire dans cet ouvrage un récit de science-fiction, c’est qu’elle ne savait pas encore à quel point l’espoir qu’il existe un jour pour elle était bien réel.
« Tout ce dont on rêve est fiction, tout ce qu’on accomplit est science, toute l’histoire de l’humanité n’est rien d’autre que de la science-fiction ». Ray Bradbury