La « vocation » est un terme curieux. A partir de quel moment peut-on considérer que nous en avons une où que nous n’en avons jamais eue quand chaque lendemain est une incertitude ? Pour ceux qui ont pu le voir sur scène à l’Espace Treulon de Bruges le 17 février dernier, Patrice Thibaud parle avec le visage et le corps. À la veille d’y monter, il a accepté d’ouvrir avec nous sa boîte à souvenirs, issue d’une longue carrière dans la comédie. Comme une projection de diaporamas en couleurs sur un mur blanc. Car le père de famille de 52 ans originaire de Bordeaux est quelqu’un de discret. Dès son arrivée cela dit, Patrice Thibaud étonne : on le voit, pimpant, garer sa vieille moto d’époque à l’autre bout de la rue. Front dégarni et barbe naissance, il a le visage très expressif, une bonhommie naturelle et un rire facile à déclencher.
Sang ancien
Homme de théâtre, de télévision et de cinéma, auteur depuis quelques années et metteur en scène, il évoque une enfance aux références en noir et blanc. « Mes parents se sont séparés quand j’avais sept ans », commence-t-il, comme pour faire un cours en accéléré. « Mon père est quelqu’un de très drôle, il aime beaucoup des blagues. Quand il arrive dans un bar, une demi-heure après, tout le monde est copain avec lui. Quand ils se sont séparés avec ma mère, j’ai été beaucoup élevé par mes grands-parents au Bouscat et à Bordeaux, je naviguais entre les deux. L’éducation que mon père aurait dû me donner, je l’ai prise chez eux ». Les patriarches ont chacun leur registre : pour l’un, c’est l’humour français et les calembours; quand l’autre leur préfère le burlesque américain du début du siècle. Chaplin, Keaton, Lewis et Jacques Tati sont plus que des inspirations pour Patrice, ils sont les figures d’une enfance dans lesquelles il puise encore aujourd’hui.
Il n’est pas un clown triste, même s’il avoue avoir grandi de manière « un peu dure, en pension pendant cinq ans ». Paradoxalement, c’est cette période compliquée qui lui a permis de mettre un premier pied sur scène au moment du lever de rideau, via un club de théâtre. « De la sixième à la troisième, tous les trimestres, il y avait un concert avec une remise de diplômes. Les élèves organisaient entre eux une soirée où tous les clubs étaient représentés. J’étais un peu à part, je voulais faire mes trucs à moi. J’ai très vite joué devant 300 élèves sur une estrade ». Patrice fait des grimaces. Sur les bancs de l’école, il est une coqueluche, un comique, mais pas du tout par goût de la profession. « Ce n’était pas une vocation, jamais je ne me suis dit que je voulais en faire un métier », affirme-t-il.
Lever de rideau
Après avoir songé un temps partir dans l’ethnologie, non compatible avec le fait de « faire l’andouille », Patrice poursuit ses études à Montaigne et Montesquieu, mais ce clown burlesque et un peu envahissant ne quitte pas son ombre. « J’étais vraiment dernier de la classe. À part faire rire les autres, je ne faisais pas grand chose. Mes parents, désespérés, m’ont dit que je devais faire le service militaire. Finalement, ils ont réussi à trouver une école de décorateur-étalagiste ». Déjà, le jeune adolescent qu’il est alors se démarque et ne fait rien comme les autres. Attiré par les années cinquante, Patrice est « vintage » sans le savoir. Il écoute du Rockabilly, porte une magnifique coiffe de cheveux gominés et le style vestimentaire qui va avec. Par envie de ne pas devenir adulte ? Peut-être. « Je ne suis pas nostalgique de cette époque. C’était peut être une nostalgie de l’enfance, parce que j’avais connu ces meubles et cette ambiance qui me paraissait idyllique avant que mes parents divorcent… je ne sais pas ». On sent toujours chez lui une envie de se démarquer, même si la mode punk lui est passée à côté, le jeune homme de dix-sept ans qu’il était préférant l’optimisme au no-future.
Comme souvent chez ceux que l’on appelle parfois, un peu railleur, les « gens de la scène », les basculements sont le fruit d’une rencontre. Pour Patrice, ce sera une certaine Marie. « C’est grâce à elle que j’ai fait du théâtre. La première année où j’ai fait cette école, elle était élève comme moi. Au bout de quelques mois à me voir faire le clown, elle m’a demandé si je n’avais jamais pensé à en faire. En deuxième année, elle prenait des cours au théâtre JOB (institution bordelaise) dans des ateliers amateur, elle m’a conseillé d’essayer. Elle m’a inscrit et elle a payé pour moi ». Alors Patrice se jette dedans, non sans une petite appréhension, du fait sans doute de l’inexpérience des débuts.
« Le soir du premier atelier, j’ai cassé avec ma copine », rit-il comme un môme de quinze ans échaudé par un premier amour foiré. « Je n’avais pas le moral, j’étais chez moi à me morfondre mais je me suis rappelé que c’était ce soir là. Je me suis dit que je devais y aller pour me changer les idées et éviter de tourner en rond ». Gomina sur les cheveux, grand imper’ et creepers aux pieds, il pousse la porte du théâtre. « J’étais un peu en retard et ils avaient déjà commencé. J’ai vu un groupe un peu baba-cool avec des cheveux longs, pieds nus, pas du tout dans mon style. Le metteur en scène était en train de faire un speech un peu perché à propos d’une motte de beurre… Au moment de refermer la porte, Marie a capté que j’étais là ». On peut le dire : entré par la petite porte, Patrice n’est jamais sorti de scène.
La promesse
« Je me suis pris au jeu et j’ai continué à y aller mais une fois sur trois, je n’étais pas très motivé. Au mois de janvier, le metteur en scène m’a parlé d’un spectacle de fin d’année et d’un sketch que je pourrais écrire tout seul et mettre en scène. Ca m’a titillé. On a invité tous les amis, les parents. Ca a très bien marché et en coulisses, il m’a dit que si je voulais, je pouvais être embauché tout de suite dans la compagnie en tant que professionnel. Mon premier réflexe, ça a été de me dire que j’allais gagner des sous en faisant ça ! Pour moi, c’était inconcevable ».
Petit clic pour passer à la diapo suivante. Il s’agit d’une simple photo. Celle d’un grand-père employé à Brienne dans l’import-export de fruits et légumes. Plus qu’une simple figure, Patrice a trouvé en lui un père. « Il m’a proposé de reprendre la suite. Comme faire des vitrines, ça ne me tentait pas trop, je me suis posé la question. Le jour où je me suis décidé à lui dire que je voulais faire ça, il m’a annoncé qu’il avait un cancer et qu’il allait mourir dans six mois ». Il se revoit faire des livraisons pour gagner un peu d’argent de poche dans sa P60 couleur crème au toit rouge. Les circonstances auraient pu faire de lui une tout autre personne, c’était sans compter sur l’entrée, dans cette équation un peu précaire, de la perte d’un proche. « Ca a été un choc, j’ai été la première personne à le savoir. Il m’a dit de faire du théâtre, alors que c’était plutôt une nature à préférer les études. C’était comme mon père, j’allais à la chasse avec lui tous les dimanches à Carcans, il m’a appris plein de choses ». Comme un hommage inavoué, le jeune adulte suit ce dernier mantra : il fera du théâtre sa vie.
Jamais seul
Le reste est connu, reconnu même. Sept ans chez JOB à écumer les routes et les rôles en se disant que tout peut s’arrêter demain. Son nom commence à émerger sur la scène bordelaise, au rythme des collaborations. Jusqu’à cette entrée dans la capitale. « J’ai tout laissé tomber, au grand dam de tout le monde, qui me disait que j’étais fou. Je savais que si je revenais sur Bordeaux, je retrouverai du boulot tout de suite. J’avais envie d’autre chose ». Par ambition, par envie, par fougue aussi sans doute, Patrice tente l’aventure parisienne un soir de réveillon du nouvel an 1991. Il y jouera avec la comédienne belfortaise et humoriste Michèle Guigon, le metteur en scène Christian Schiaretti, directe du théâtre de Villeurbane avec lequel il restera sept autres années à la Comédie de Reims, naviguant entre le classique, le contemporain et l’alexandrin, « mon conservatoire à moi ». Jérome Deschamps (petit cousin par alliance de Jacques Tati, comme quoi les hasards ne sont que des rendez-vous) lui donnera des rôles pendant sept autres années. De ces expériences, Patrice tire un certain enthousiasme, conscient d’avoir été « intermittent du spectacle toute (s)a vie sans jamais avoir eu de passage à vide ». Il a entamé, depuis quelques années, un dernier virage qu’il suit encore aujourd’hui.
C’est une forme nouvelle, même si, pour lui, ce n’est qu’un éternel retour. « Ce que je fais maintenant, c’est ce que j’ai toujours fait petit. Mes trucs à moi, mes grimaces, mon univers fait de choses un peu vintage dans un registre très corporel. Je n’ai jamais été très bavard quand j’étais enfant, j’ai plutôt développé la gestuelle ». Auteur d’environ soixante-dix sketches au sein d’une pastille humoristique dans une émission animée par Stéphane Bern (« 20h10 pétantes »), il forme une sorte de best-of qu’il met en scène avec son pianiste Philippe Leygnac dans un premier spectacle solo, « Cocorico », créé en novembre 2008 au théâtre de Chaillot. C’est un carton qui, après plus de 650 représentations, a encore tourné à Shangaï, Taïwan ou au Mexique l’an dernier. Tout bénéf’ pour Patrice, qui avouera « faire ce métier pour voyager », même s’il le prend aussi comme un sacerdoce. Lui qui a toujours adoré être un comique de troupe (parce que « faire un spectacle tout seul et se retrouver à discuter à la fin avec deux trois élus dans un restaurant un peu prout-prout, c’est d’une tristesse absolue »), le voilà presque seul. Très expansif et expressif en scène, il reste quelqu’un de plutôt discret dès que les lumières s’éteignent et que le décor redevient celui du quotidien. « Je ne suis pas du genre rentre-dedans, à démarcher les producteurs pour trouver des castings. Je suis timide de nature, j’ai toujours attendu que les gens viennent à moi. Quand ils le font, c’est qu’ils en ont vraiment envie ».
Dernier geste
Les diapos défilent à toute vitesse, signe que Patrice enchaîne. « Jungles », « Fair Play » qui traite du sport par l’absurde et le geste. Le dernier s’appelle « Franito ». Si leur première particularité est d’avoir assez peu de texte, tous les spectacles écrits par Patrice Thibaud en ont une autre, plus intime. « Il y a toujours quelque chose lié à mon vécu, mais je ne m’en rends compte que plus tard ». Un coup c’est un hommage à une grand mère espagnole récemment disparue, un autre à son grand-père. Le tout sans jamais se qualifier lui-même de « mime », dont il a pourtant fait sa spécialité. « Je ne dis plus que je suis mime parce que ça décourage les gens d’aller voir, ils ont l’impression qu’ils vont se faire chier. Et puis je ne m’interdis pas le texte si c’est justifié ». Ce qu’il aime avant tout, dit-il, c’est faire rire, déclencher une émotion, comme lorsqu’il était étonné de rire aux mêmes gags de Chaplin en regardant un film avec grand-papa. Il y recherche toujours une forme d’universalité, une volonté de faire marrer le plus de personnes possibles, petits comme plus grands. Un mélange de burlesque, de poésie et d’émotion qui font dire aux critiques, depuis quelques années, que ce qu’ils ont en face d’eux, c’est « du Thibaud ». Son inspiration, il la trouve « dans les gens que je vois passer dans la rue ». Dans ses références modernes aussi : Mr Bean, Poelvoorde, Chris Esquerre, Jean Dujardin. Dans ses passions extérieures, enfin : les vieilles motos et les voitures anciennes, le skate, un peu de surf même si, à 52 ans, il se demande si être sur les planches n’est pas moins risqué que d’être sur une seule. « Des fois, je rêve un peu de vacances », conclut-il, le regard en l’air.
Mais lorsque la vocation devient carrière, on n’a jamais vraiment le temps d’arrêter. En 2018, c’est de l’au-delà et de la vie après la mort que Patrice parlera sur scène. « Ce sera toujours avec le même esprit, mais peut-être un peu plus onirique. J’ai connu trois décès de proches la même année. Je me suis dit qu’il fallait essayer d’en rire parce que j’avais assez pleuré ». Ce papa de deux ados est ambivalent, l’un de ses rêves étant aussi son cauchemar : monter seul sur scène sans texte et sans filets. S’il n’exclut pas de le faire un jour, pour l’instant, ce n’est qu’un « pari fou ». Patrice garde la tête sur les épaules, il reste un partisan de la simplicité et de la discrétion. Mais la dernière diapositive prouve bien que la « vocation » est un terme curieux. On y retrouve son plus jeune fils de treize ans, posant fièrement, le visage grimaçant. « C’est un vrai clown. On l’appelle Louis De Funès à l’école. Il m’imite, mais en mieux ». Preuve que les souvenirs ne sont pas là que pour faire joli : s’ils façonnent ceux qui les partagent, c’est bien qu’ils sont le seul héritage que l’on ne peut jamais deviner avant de l’avoir vécu.