Certes, le commissaire est remué par le décès ; mais il y a une autre raison à cette demande : c’est « sa douloureuse faculté à percevoir les dernières pensées des personnes emportées par une mort violente », perception para — normale qui est bien utile à notre commissaire pour ces enquêtes. Or, il ne perçoit dans cette situation rien de tel, comme si le mort n’était pas décédé sur place. Et son intuition se trouve confortée quand on apprend que le petit Matteo (c’était son nom) est mort de l’absorption d’une boulette empoisonnée.
Débute alors une enquête qui nous plonge (le mot est de circonstance vu les trombes d’eau incessantes qui n’arrêtent pas de tomber sur la ville) dans une intrigue aux multiples ramifications fort bien agencées.
Il y a d’abord les obstacles que les corps constitués mettent à la volonté de Ricciardi : nous sommes en pleine dictature fasciste et une prochaine visite du Duce, Mussolini en personne, est annoncée : pas question pour la hiérarchie policière d’éventer une mort sordide, ça ferait vraiment tache. Bien plus les sbires de la police secrète s’activent, rendant encore plus oppressante l’atmosphère de la ville. On apprend par ailleurs que Mattéo était recueilli par un prêtre d’une paroisse, qui logeait dans des conditions infamantes le garçon et d’autres enfants abandonnés comme lui. Ils sont livrés dans la journée à la rude, voire abominable vie de la rue, surexploités et malheureux ; les plus forts de ces garçons ont fait du plus faible, Mattéo, leur souffre-douleur. On a là un terrible tableau de l’extrême pauvreté, aux accents proches de ceux d’un Dickens quand il décrivait la misère et l‘injustice révoltante que subissaient les gamins des rues dans la Grande – Bretagne du XIXe siècle. Le curé à son tour agite sa hiérarchie pour empêcher toute curiosité du policier.
Mais le commissaire s’acharne : curieux homme d’ailleurs que ce flic brillant, célibataire bientôt trentenaire, dont les splendides yeux verts, transparents comme des verres, font chavirer le cœur des femmes : on en trouve deux dans le roman, aussi opposées que peuvent l’être une belle et voluptueuse cantatrice au sommet de son art et une jeune institutrice, timide voisine au sortir de l’adolescence. L’une et l’autre le courtisent, lui se réfugie dans une enquête qu’il doit mener de manière quasi – clandestine.
Ce « chevalier des âmes perdues » comme se plaît à l’appeler ironiquement son cher ami le médecin traverse le roman dans une solitude qui lui est constitutive, celle d’un « homme destiné à cheminer dans la douleur, à en être assourdi, contaminé asphyxié ». Ce don paranormal de voir les morts ajoute comme une touche fantastique, mais tout à fait acceptable et au fond logique dans le parcours même de Ricciardi. D’autres éléments encore arrivent à donner comme une touche légèrement saint — sulpicienne à ce roman policier, et qui en fait la qualité particulière et l’originalité. Ajoutons, comme en surimpression, la présence d’une ville, « magnifique, mais chaotique cité » et tout se conjuguera pour un assez passionnant moment de lecture.
Maurizio de Giovanni : l’automne du commissaire Ricciardi, traduit de l’italien par Odile Rousseau — Rivages-noir, inédit — 414 pages — août 2015 — 8,8 €