Il est 17 heures. Les boulevards de l’avenue Jean Jaurès, dans le bas Cenon, sont déjà bondés de voitures qui rentrent du travail. Ça bouge encore au numéro 81, dans un petit bâtiment coincé entre un vendeur d’autos d’occasion et un magasin spécialisé dans les arts martiaux. Le club des entreprises de Cenon, dont Isabelle Annedouche fait partie, a toujours le même logo depuis sa création en 1999, au moment de la naissance de la zone franche et des grandes mutations qui allaient changer le visage de la rive droite. Il évoque une goutte d’eau. Ou un poumon. On ne sait pas très bien, en fait. En poussant la porte, on découvre trois personnes. Il y a Manon, jeune fille en alternance depuis l’été dernier, une petite fille occupée à jouer sur un ordinateur… et Isabelle ; cheveux châtains, haut turquoise et vernis rouge. La petite fille, c’est la sienne. Ce n’est pas étonnant, elle a la mine bienveillante, celle qui a déjà connu la joie d’être mère. À 37 ans, cette chargée de mission, entrée au club comme simple adhérente, a parcouru pas mal de chemin, et pas toujours les plus simples. Début du flashback.
Le lien entre deux mondes
Partie d’un DUT technique de commercialisation dans la région parisienne, elle dit avoir toujours été passionnée par le monde de l’entreprise, « ses systèmes de communication, les relations entre les acteurs et les dirigeants ». Originaire de Clermont-Ferrand, elle commence sa carrière commerciale dans une boîte de bureautique, avant de passer cinq ans dans la vente de standards téléphoniques. Avec une voix douce, un peu timide, elle décrit son intérêt, alors croissant, vers la vie de l’entreprise et les besoins de communiquer. « Quand on s’y intéresse, on s’aperçoit qu’il existe forcément des solutions pour une meilleure efficience entre les collaborateurs ». Une sorte de lien de cohésion. C’est ce qu’était Isabelle à ses débuts, et cette fonction ne l’a jamais vraiment quittée. Car elle a beau être timide et discrète, on sent derrière son propos une ambition très forte, comme si elle voulait prouver quelque chose en permanence, aux autres comme à elle-même. Qu’elle est capable de gravir les échelons sans difficulté, peut-être.
Même si elle a toujours sacrifié beaucoup de temps dans son travail, Isabelle, au bout de quelques années de vie parisienne et de réussite, ne se sent plus vraiment à sa place. Il faut dire qu’au milieu des années 90 et en travaillant dans le secteur des télécoms, certains clichés ont la vie dure. « C’était un secteur très concurrentiel, très masculin où j’essayais d’évoluer en tant que femme, jeune diplômée et maman. J’ai pu être victime de harcèlement, de discriminations. J’en ai fait une force. Quand on est jeune, qu’on n’a pas 25 ans et qu’on a tout réussi, ça ne plaît pas à tout le monde. On fait des choix pour être en phase avec ses valeurs. Les miennes, c’était d’être à l’aise avec mon travail. Je fais ce que je dis et je dis ce que je fais ». C’est sans doute pour cette raison qu’elle a quitté la boîte. « À partir du moment où l’on me demandait de ne plus être authentique, je suis partie, malgré les propositions financières et l’évolution qui m’était proposée. Je dégageais 38 000 euros hors taxe de chiffre d’affaires pour l’entreprise, j’avais gagné des voyages, ma bagnole, je formais tous les nouveaux cadres… Je voulais évoluer et devenir chef des ventes. Mais je n’étais qu’une femme ». Travailler deux fois plus que les autres pour les mêmes « privilèges », ça ne peut pas durer éternellement, même quand on a été élue révélation de l’année seulement six mois après être entrée dans la boîte. En 2004, Isabelle quitte tout parce qu’on lui refuse cette évolution, qu’elle jugeait alors légitime. « Parfois, l’argent ne suffit pas pour oublier ses valeurs et son authenticité ».
Remise en question
Elle passe dans une autre boîte de télécom en coup de vent à Toulon. Dirigée par « un bon chef, mais un mauvais dirigeant », elle part au bout de quelques mois. Elle profite de cet échec pour se recentrer sur une des passions qu’elle a depuis toute petite : l’amour de l’image et de la photo, la joie de partager quelques instants de la vie d’inconnus et de les transposer sur papier glacé. Après une brève formation, elle ouvre sa propre entreprise avec un associé en 2005. Créée en tant que SARL, « Le bonheur en images » est censée « photographier les moments heureux de la vie des gens ». Aujourd’hui, elle y passe toujours quelques week-ends. Parce qu’une entreprise au destin si ciblé, « ça ne fait pas remplir le frigo d’une année d’activité ».
Malgré cet investissement, entre temps, quelque chose s’est brisé. De nature obstinée et très investie dans son travail, elle a pourtant subi un drame familial en 2006, qui l’a poussée à tout remettre en question, à « dissocier volontairement sa vie professionnelle de sa vie privée ». À se couper en morceaux. « J’ai mis quatre ans à m’en remettre », dit-elle, même si on sent aux tremblements de sa voix et à ses silences involontaires qu’on ne se remet jamais complètement. Ces quatre années-là sont une page blanche, ou presque. D’un travail, d’une simple passion, la photo devient une thérapie. « Ce sont mes clients avec leurs moments heureux ou malheureux, qui m’ont fait sortir de ma bulle. Je me suis rendu compte que le monde continuait à tourner et qu’on m’invitait à le rejoindre à nouveau. C’est à partir du moment ou je me suis remis à vibrer pour les autres que c’est devenu quelque chose de plus thérapeutique. J’ai fait le choix de vivre et de ne pas lâcher », lance-t-elle. Fin du flashback.
Une nouvelle thérapie
Aujourd’hui, Isabelle partage son temps entre la photo et le club, où elle est entrée comme adhérente pour promouvoir son activité. L’un ne va pas sans l’autre. Arrivée sur un contrat de six mois, elle profite de l’occasion d’un recrutement avec Pôle Emploi en 2010 pour travailler au club. Depuis, elle s’y investit de plus en plus (elle fait notamment partie du conseil d’administration). Sa mission ? « Accompagner les chefs d’entreprise pour les aider à élargir leur réseau, promouvoir leurs activités, créer des liens. Donner un truc que les autres n’ont pas. Il n’y a pas d’enjeu avec moi. Les gens sont plus spontanés, plus naturels. Comme avec la photo, je vais voir comment les gens sont, comment ils fonctionnent pour les amener vers leur réussite ». Depuis sa prise de fonction il y a quatre ans, le Club des entreprises de Cenon, qui fonctionne en réseau avec d’autres associations similaires sur le territoire, a doublé le nombre de ses adhérents (il atteint les 200 aujourd’hui). Pareil pour le nombre de manifestations qu’Isabelle organise chaque année et l’effectif. D’où la présence de Manon, qui, entre temps, a terminé sa journée. Plus de 54 % des adhérents sont situés ailleurs que sur la rive droite. Plus de 40 % des adhérents sont des femmes.
Travailler dans une association n’est pas très différent d’un boulot dans l’évènementiel, selon Isabelle. « Tout se vend, un évènement aussi. Une entreprise qui démarre et qui ne sait pas communiquer sur son activité doit se vendre ». Elle dit dissocier le privé du pro, mais a d’un seul coup l’air moins divisée. Les morceaux se recollent et le puzzle se reforme, petit à petit. Elle fait partager sa curiosité et son amour des arts visuels à ses enfants, sans vraiment se soucier de la prochaine étape. « J’ai été sollicitée pour travailler dans des entreprises, quitter le club. Travailler dans une association, c’est chronophage. il faut être engagée, ce n’est pas la rémunération qui fait qu’on y reste, c’est qu’on est en phase avec soi. J’ai encore une mission à accomplir au club, au moins pour 2016. Tout projet a une phase de démarrage. Quand on en vient à cette stagnation, où l’on s’aperçoit qu’on a tout donné, on devient moins bon. Je suis encore en phase ascendante. Le jour où je sentirais moins d’envie, je saurai le repérer avant d’être moins à ma place ». Son chemin n’est pas tracé, mais son équilibre revient. La vie d’Isabelle Annedouche, chargée de mission au club des entreprises de Cenon, oreille attentive et lien de confiance pour les entrepreneurs du territoire et de la Métropole, n’est qu’un parcours parmi tant d’autres. Comme un visage souriant sur une photo de famille. Presque invisible, mais qui, lorsqu’on le met en lumière, arrive encore à briller.