C’est l’histoire d’un rêve fou. Celui d’un enfant de la Dordogne parti faire une expédition et proclamé, en 1860, roi d’Araucanie et de Patagonie, territoire éphémère appartenant aujourd’hui à l’Argentine et au Chili. Une nation nouvelle, jamais reconnue par aucun État et n’ayant même, pour certains, jamais réellement existé. Une telle idée, celle de partir de rien pour former un petit royaume enclavé dont l’existence même est controversée, a de quoi faire rêver n’importe quel auteur de roman, William Gloding ayant prouvé par sa fantastique imagination tout le potentiel d’un tel script de base. Pourtant, si cette histoire a bien été racontée, c’est dans un café-théâtre que Guy Suire a décidé de l’adapter. A Bordeaux, cette forte personnalité est le représentant d’une époque. A 72 ans, Guy Suire a encore la tête sur les épaules et le verbe haut. C’est lui qui, avec quelques copains du conservatoire, a fondé en 1967 le café-théâtre Onyx, petit lieu désuet de la rue Fernand Philippart. Cinquante ans plus tard, ce qui est aujourd’hui devenu l’Inox (un hommage, sans aucun doute) va rejouer, en mai prochain, l’un des plus grands succès de cet amoureux du « parlé local », une réadaptation libre et très actuelle du personnage de D’Artagnan.
Pas là pour jaspiner
Installé dans le fauteuil d’un salon de thé bordelais qui va bientôt fermer ses portes, Guy s’emporte parfois. Le crâne dégarni mais la crinière aussi blanche que la barbiche, il avoue détester parler de lui-même. « Un vieux fond rad-soc », glissera-t-il à un autre moment. Car Guy n’est maître dans aucun royaume, sauf peut-être celui du bon mot. On n’en apprendra très peu sur sa jeunesse, tout juste saura-t-on que, déjà, le théâtre l’intéressait beaucoup. Un type « moyen », sans aucune bande, élevé entre Bordeaux et Quinsac. » Je n’allais pas voir plus que les classiques qui étaient imposés ». Son passé, Guy le découvrira sur le tard, est intimement lié à l’Histoire bordelaise. D’un papa ébéniste ayant dans ses bagages une formation lyrique au conservatoire, il a su tirer une passion pour la corrida ou la tauromachie en général. « Mon père, le dimanche, ne m’amenait pas aux vêpres. C’était rugby ou corrida ». Au début, il nous paraît un peu distant, tant son passé reste secret. Et puis, comme toujours lorsque les souvenirs remontent à la surface tels des fantômes de l’esprit, les langues se délient.
« Je faisais du théâtre dans l’arrière-boutique de ma grand mère qui avait été lisseuse chez François Mauriac. Elle tenait une droguerie. C’est quasiment elle qui m’a élevé, mes parents travaillant toute la journée. J’ai vécu dans cette arrière-boutique à l’ancienne où les gens venaient encore acheter des demi-litres d’essence de térébenthine, des ligots pour allumer le feu… J’ai appris bien plus tard qu’elle faisait partie des orphelines du couvent de la miséricorde et qu’elle allait ramasser les balayures de farine pour faire les cannelés. Mon histoire, je l’ai apprise par bribes, je me suis amusé à reconstituer tout ça et je m’en suis trouvé une. Je n’ai jamais su beaucoup de choses sur mes parents, ils ne nous parlaient pas. On se supportait toute une vie alors qu’on n’avait plus rien à se dire. Je n’ai d’ailleurs pas de souvenirs de repas avec mes parents et mes soeurs », avouera-t-il. Pour tous ceux qui connaissent l’Onyx comme une ancienne adresse, Guy Suire est un de ceux qui l’ont aidée à voir le jour. Mais le bonhomme n’a pas fait toute sa carrière dans le théâtre, loin de là. « Je suis un enfant de Radio France, au lendemain de mes humanités au lycée Montaigne, à l’Université du théâtre des nations parisien (avant que ne s’instaure l’institut d’études théâtrales). Je suis avant tout un type du serail de l’audiovisuel public ».
L’autre rive gauche
Par où commencer quand on parle à un ancien directeur des programmes de Radio France ? Par ses premières armes. « Je suis rentré par la petite porte. Le piston n’a jamais marché, ni pour les promotions ni pour les médailles que j’ai glanées. J’ai commencé en portant les micros en campagne un peu partout, des reportages tout à fait basiques. J’ai grandi à l’intérieur même de la structure. J’ai quand même gagné ma vie grâce aux droits d’auteur pendant quatre ans, ce qui peut paraître aujourd’hui aberrant. Après, je suis devenu écrivant maison, j’ai pris en compte une certaine réalité culturelle de personnages comme d’Artagnan. Je me suis mis à réécrire à ma manière l’histoire régionale en inventant un mode d’expression populaire de l’histoire régionale ». Au moment de tirer le bilan, on s’aperçoit que Guy est aussi un ambassadeur du bordeluche, autant à travers les quatre dictionnaires qu’il a publiés que dans ses propres souvenirs. La passion pour ce franc parler est aussi viscéralement attachée à une histoire personnelle. « Je suis dans une certaine mythologie populaire bordelaise, d’où mon attachement à cette langue et à ce parlé. Un jour, je me suis posé la question d’où venaient tous ces mots, pourquoi on ne les parlait plus. Je me suis aperçu que c’était le chant du cygne de la vieille langue gasconne, un combat culturel que d’aucuns considéraient comme une nostalgie avancée. Je me suis aperçu plus tard que cette nostalgie pouvait être un carburant. J’y ai découvert des histoires non-officielles, des gueules, des accents, des personnages. Un monde. Et j’étais content de savoir que c’était une partie de moi ».
Directeur, aussi, de l’atelier de Radio France. Un C.V plutôt prestigieux pour un septuagénaire qui, aujourd’hui, aime « partager les petits plaisirs en tranche ». On n’oubliera pas de citer ses chroniques dans le journal Sud Ouest où son implication dans l’antenne locale de France 3. Mais nous, ce qu’on veut savoir, c’est ce que représente l’Onyx pour lui. Quel a été son attachement à ce lieu hybride, qui a vu passer tout un répertoire, à l’époque inédit. Chistophe Alévèque, Jacques Bertin, Yolande Moreau, Sophie Forte, le théâtre JOB et consorts. 46,5 années résumées en quelques lignes ? Impossible. Alors on a choisi avec lui une somme de moments forts, comme autant de joyeuses photos un peu défraichies sorties d’un album de famille que l’on aime avoir toujours sous la main. Avant que Noël Mamère n’y joue de la guitare et n’y colle des affiches, l’Onyx n’était rien. Guy, lui, était au conservatoire de Bordeaux, où il a rencontré le noyau dur de la création du café-théâtre (cinq personnes). « On n’avait que peu de moyens d’intégration en ce qui concernait le travail dans le domaine du théâtre contemporain. On s’est réunis, on a bricolé des petits spectacles et un jour, on a trouvé un local dans l’arrière salle d’un café. Six mois avant, à Paris, un bordelais (Bernard Da Costa) avait créé le mouvement des cafés-théâtres, on a pris le train en marche et on a créé l’équivalent à Bordeaux. On a vécu notre rive gauche de l’aventure parisienne des cafés littéraires de l’après-guerre avec vingt-cinq ans de retard, dans le quartier qui est aujourd’hui celui du centre dramatique national ».
Trouver son combat
Depuis un peu plus de quatre ans, Guy Suire ne passe plus jamais dans la rue de cette activité à laquelle il a consacré une grande partie de sa vie. » Quand j’ai divorcé, j’ai mis treize ans à repasser devant le quartier où j’habitais. Il y a un attachement viscéral aux choses ». il déclare aussi en être parti sans regrets, avant qu’on ne le fasse pour lui. Surtout, on sent une certaine fierté dans son ton volubile. « On a commencé à monter des pièces que l’on ne voyait pas jouées, on s’est intéressé au théâtre de Pinget, d’Arrabal, à des textes inconnus d’Alfred Jarry. On s’est mis à faire du théâtre trois ou quatre fois par semaine. A l’époque, il n’y avait que du théâtre de boulevard, qui marche encore aujourd’hui mais sur des formes différentes. Je suis devenu malgré moi auteur dramatique, à ceci près que comme je travaillais comme producteur à la radio, j’étais tenu toutes les semaines d’écrire un texte de vingt-cinq minutes dialogué pour quatre comédiens. J’ai donc fait ma main et mon apprentissage de la « dramaturgie » comme ça ». 23 pièces écrites plus tard, elle semble loin, la « frustration de ne pas pouvoir intégrer les groupes théâtraux existants parce qu’ils ne faisaient pas un théâtre plus proche de nos aspirations, de nos âges, nos formations, nos goûts et nos velléïtés ».
Le grand combat de Guy n’a jamais été politique, il a toujours été culturel. C’est, nous dira-t-il, son seul militantisme. Il en garde quelques racines encore bien accrochées. « Dans l’esprit des gens, le terme de café-théâtre était péjoratif, en tout cas dans l’esprit des « cultureux », ceux qui ne font des spectacles qu’avec des subventions. L’année où Samuel Beckett a eu le prix nobel, je n’oublierais jamais qu’il n’y avait que huit personnes dans la salle sur une de ses pièces. Le fait d’orienter vers une forme populaire à travers la prise en compte d’une culture locale fortement enracinée ne nous a pas empêché de faire du monde ». Ce ne sont pas les quelque 320 représentations de sa version de D’Artagnan où les 598 soirs de ses « Histoires Bordelaises » qui diront le contraire. La programmation n’était commandée par rien d’autre que les « limites et exigences » de ce grand ennemi des dates. Créé en 1967, l’Onyx n’a sans doute pas donné que des bons souvenirs. Pour Guy, en revanche, ils restent les meilleurs.
La petite palanquée
Sur la première photo, le mobilier est chiche. On est aux grands débuts. Il est daté du 19 avril 1967 à 22 heures, heure à laquelle ouvrit pour la première fois le tout premier café-théâtre de province. Sans rideaux, sans rampes, sans herses. Une « Sonate des trois messieurs » en forme de point d’orgue. « Quand on a créé les premiers spectacles de Fernando Arraball, ça commençait à marcher et on était plein tous les soirs. Avec le succès des Histoires Bordelaises, j’ai compris qu’on était vulnérables. Une fois ancrés dans le coeur du vieux Bordeaux, après cette itinérance, nous sommes devenus plus ambitieux ». Oui, car avant de s’installer à sa dernière adresse connue, l’Onyx a, dans un premier temps, été itinérant. Ses comédiens ont traîné leurs guêtres rue de Madrid, aux Quinconces, place du Parlement ou encore rue de Mérignac.
La deuxième photo est une bouteille, noire et sans étiquette. Pas d’année ni de nom de domaine. Une autre pièce, un peu plus tard, sur les vins. Son créateur n’est pas vraiment connu pour avoir sa langue dans sa poche. « J’ai fait parler les vins de Bordeaux, j’ai raconté leur histoire avec des comédiens pour lesquels j’ai écrit les textes. On a même eu une tournée d’été avec le Conseil général. Ça me semblait désolant que notre saine industrie ne soit pas valorisée plus que ça et que tout se ramène à des chasubles et des costumes qui nous renvoient au pur folklore des sociétés vite-vinicoles qui me gonflent et que je trouve moyen-âgeuses. C’est un personnage qui a façonné une ville. On retrouve ce vin dans le vocabulaire régional, le seul qui subsiste encore et qui veuille dire quelque chose. J’ai vu mon père fouler le vin avec ses pieds dans de grandes barriques, j’ai fait quelques vendanges, mais je crois que ce vocabulaire de la nourriture ressemble à un conservatoire de ce qu’ont pû être nos mots d’ici ».
La troisième photo n’est rien d’autre qu’une chevelure de femme. Pendant près une dizaine d’années, l’Onyx a célébré pendant trois jours la journée de la femme, et trouvé un parfait prétexte pour faire venir quelques grands noms. Le nom de l’évènement ? Festi’femmes, dont l’édition marseillaise fêtera sa vingt-deuxième cet été. « Les femmes ne sont pas celles qui ont le moins d’humour dans les One Man Show ». Voilà donc que chez Guy poindrait des relents libertaires. Que l’on retrouve aussi dans l’apologie du bon-vivre proposée par ses quelques entrées dans la gastronomie de terroir. On découvre aussi un amusement à pasticher les aspirations d’une époque, le Charles de Batz de Castelmore de l’Onyx ne ressemblant pas vraiment au personnage historique.
Sur la quatrième photo, l’inconnu porte une plume sur son chapeau. D’Artagnan a été, on l’a brièvement dit, l’un des plus gros succès du café-théâtre bordelais. Mais, comme le révèle Guy Suire, « ça a été aussi un des grands malheurs, à cause des suicides de deux des comédiens pour des problème de déceptions amoureuses ». Mais alors, qu’est ce qui différencie le rôle de ce « gascon nommé désir » et le militaire ayant inspiré Alexandre Dumas ? « Le vrai est un fumier, un mec de la bande à Pasqua. Le mien est sympa, il se saute la reine ! ». Merci Guy. Autre chose ? « J’avais monté des spectacles avec des relations directes et locales. On se trouvait ici en présence d’une histoire mondiale. Je voulais savoir si nous pouvions traiter un phénomène universel avec notre forme de théâtre et notre prise en compte du local. Si les deux pouvaient coïncider. J’ai pris un malin plaisir à réécrire et à décalquer avec les évènements récents de ces cinq dernières années. Ce d’armagnac est un délocalisé, il monte à Paris et va revenir au pays pour rencontrer Ali Alambic qui est le mec qui invente l’Armagnac. Ca prouve que d’Artagnan est un phénomène universel et un classique, à savoir que peut se réapropprier chaque génération ».
Adichat
Cyrano aura aussi droit à ses marionnettes. Daniel Balavoine, lui, passera faire un petit coucou à l’occasion, écoutant son frère jouer de la guitare à 16 ans avant d’avoir le succès que l’on sait. Ces quelques souvenirs ne sont qu’une ébauche, on sait bien qu’ils ne signifient pas grand chose, pris à la lettre. Ils sont pourtant un peu la descendance de Guy, qui décidément n’a peur d’aucun aphorisme. « Je pense que j’ai eu des enfants avec l’Onyx. En tout cas, j’ai eu une seconde naissance. Et là j’en fais une troisième, ça me fait chier. Parce que j’ai cinquante ans. Ce retour, ça a le mérite de me faire retourner à des choses que j’ai quelque fois oubliées. Globalement, une grande partie de mes bonnes relations, je les ai eues certainement là dedans ». Le testament est cependant loin d’être écrit, il reste quelques cases vides dans l’album. Un livre qui devrait sortir cette année, quarante ans de recherches sur les liens étroits entre la tauromachie et le cinéma. Un nouveau bouquin sur la cuisine, et peut-être une nouvelle pièce pour théâtre d’appartement sur le thème du couple. Guy, s’il a su tourner quelques pages, gardera sans doute toujours son caractère et son franc parler, ceux qui forment les souvenirs. « Je ne me considère pas comme quelqu’un de vivable, si je suis fréquentable pour quelques uns, ça me suffit ». Ce qu’il ne reniera jamais, en revanche, c’est un certain frisson de la simplicité. « Le moment que j’appréciais le plus, c’était cet instant incertain qui est peut-être celui où l’on monte l’escalier, juste avant que la pièce de commence. Et puis le repas juste après ! ». C’était l’histoire d’un idéal un peu fou devenu, pendant cinq décénnies, une réalité. Comme le dit si bien cet amoureux des mots, ça n’aura rien été d’autre qu’une « odyssée dans une tasse à café ».
L’info en plus : l’Onyx rejoue d’Artagnan à l’occasion de son cinquantième anniveraire les 17, 18, 19 et 20 mai prochain à 20h30. Renseignements et réservations au 06 48 44 27 73.