Certaines personnes ont des vocations, des buts chevillés au corps qu’ils ne lâchent jamais avant de les avoir atteints. Pourtant, on a l’impression qu’une grande partie de la vie d’Éric Deup n’est que le fruit d’heureux hasards. Il le dit lui-même : « Il n’y a rien de réfléchi chez moi, aucun plan de carrière. Je n’ai jamais voulu être ni réalisateur, ni producteur… C’est de l’enchaînement de circonstances ». C’est vrai qu’en cherchant un peu sur le web, on se rend compte qu’il a touché tellement de domaines différents qu’il nous faut abandonner toute cohérence ou ligne directrice : humoriste, chroniqueur, journaliste, réalisateur, producteur, philosophe, économiste… de quoi en perdre son latin. On décide d’en avoir le cœur net en débarquant dans son nouvel univers, au sein de La Couveuse à Films située sur les quais de Brazza à Bordeaux. On se retrouve en face d’un brun de 44 ans, chemise turquoise aux manches remontées qui colle au corps, pantalon slim qui tire entre l’orange et le marron, chaussures de type Converse. La barbe taillée et la coiffe hirsute, on a l’impression de se retrouver devant un éternel adolescent, ni faux jeune ni faux-vieux, quelque part entre les deux. Cette couveuse, c’est son dernier bébé né en 2015 et fruit de la réflexion autour de sa société de production fondée en 2007, « Chicken’s Chicots » ayant elle même donné lieu au festival de cinéma landais « Les Dents de la Poule ». « On cherchait un nom pour la boîte, on en voulait un qui montre qu’on était plutôt dans la déconne et qui permette aussi d’avoir une mascotte, un animal. Ca faisait un peu américain… l’inconvénient, c’est qu’il est dur à écrire mais l’avantage c’est qu’une fois que les gens l’ont, ils ne l’oublient jamais ».
Le sale môme
La déconne, c’est une de ses expressions fétiches. Car avant de se recycler dans la production, Éric Deup a eu un chemin de croix plutôt rock’n’roll. Né à Bordeaux où il effectue une partie de ses études, il est considéré comme le gauchiste de la famille, mouton noir et rieur coincé entre un père bordelais cadre supérieur et une mère toulousaine prof de philo (« je suis un vrai métisse »). « Après le Bac, j’ai fait un an à Sciences Po Bordeaux. Je me suis fait virer au bout d’un an. Ils ont vu que j’avais trop d’ambition et que j’allais prendre leur place. J’étais trop souvent là, je m’appliquais trop ». C’est à la fin de cette année là qu’Éric commence à faire le tour des cafés théâtres pour y jouer des sketches.
Affublé d’un look qui n’a rien à voir avec celui qu’il a aujourd’hui (plutôt raie sur le côté et grosses lunettes), il s’aperçoit qu’il a un léger tropisme qui ne le quittera jamais plus et formera son alter-ego, Eric Deup, un personnage qui n’est pas lui, plutôt celui du « chieur qui n’est jamais content et qui fout un peu la merde partout ». Ce tropisme là, c’est l’envie de désobéir. « ’J’ai toujours eu un souci avec l’autorité. Je ne sais pas d’où ça vient. Gamin, j’ai fait les scouts. Je me suis retrouvé chez des louveteaux assez réacs. J’ai fait aussi les scouts marins, ils étaient plus ouverts mais j’avais un chef qui aimait beaucoup le drapeau français… Dans le camp, à chaque fois qu’il montait les couleurs, je les baissais. J’ai scié le mât sur lequel était planté ce drapeau à plusieurs reprises. C’était un jeu pour moi ».
Le goût des planches
« J’ai toujours fait du théâtre », confie-t-il lorsqu’on lui demande comment cette partie de sa vie a démarré. « Je faisais toujours des sketches dans les colos. En troisième, ma prof de latin m’a conseillé d’aller faire le con au théâtre plutôt que de le faire en cours. Je l’ai prise au mot, je me suis inscrit dans une troupe de théâtre et j’ai commencé à jouer. Avec un ami, on a écrit un texte de one-man que j’ai joué dans un café théâtre bordelais qui n’existe plus, L’Entracte. C’était une scène ouverte, les propriétaires ont trouvé ça super et m’ont dit de revenir quand je voulais. C’était très écrit, donc assez difficile à jouer pour d’autres personnes, limite littéraire ».
Ses premières armes, Éric les réalise sur des sujets plutôt communs comme la vie sentimentale, sur la construction européenne dans une version « Belle au bois dormant », sur la politique… La sauce prend, et l’Entracte leur donne la chance de jouer un spectacle entier. Avec son ami, Loïc Poujol, ils ont un mois pour en faire une réalité. « Je l’ai joué une première fois, le public était essentiellement composé de potes de fac, ça s’est bien passé et j’ai continué à faire des spectacles comme ça ». C’est aussi à ce moment là que son alter-ego naît. « J’ai pris le nom d’Éric Deup. J’étais étudiant en DEUG de droit à Bordeaux. Mon public étant essentiellement à la Fac où je mettais des affiches et les enseignants en droit n’étant pas tous réputés pour leur sens de l’humour, je n’avais pas vraiment envie qu’ils fassent le rapport entre mon vrai nom et mon nom de scène ». Les dates suivent pendant trois ans, le temps pour lui d’obtenir sa licence et de passer entre les murs de la Guinguette Alricq, de l’Onyx et de quelques autres.
En 1995, âgé de 23 ans, il lui prend l’envie de monter à Paris, « surtout pour continuer les conneries. Pour justifier le fait que je demande à mes parents de financer une partie de ma vie à Paris, je me suis inscrit à la Sorbonne où j’ai fait une maîtrise et un DESS de Sciences Politiques. Mais bon, c’était une fumisterie. Un mois avant les examens, je m’enfermais et je bossais comme un fou mais je ne prenais même pas ma carte de bibliothèque, je n’allais pas en cours, je les faisais prendre par des potes. Au lieu de ça, je préparais mon spectacle ». Calé quelque part entre Desproges et les Monthy Pythons, son humour tirant vers le sarcastique et le noir fait le tour des festivals, de Toulouse à Saint-Georges-de-Didonne, en Charente-Maritime, où il fait la première partie de Laurent Ruquier. « Ca s’était très bien passé, à tel point qu’il m’a dit de façon assez gentille « Toi, c’est la dernière fois que tu fais ma première partie ». C’est difficile de rattraper derrière quand ça a bien marché ». Éric Deup engage la tourneuse de Bedos et Desproges comme agent, passe au célèbre Café de la Gare. Et se laisse rattraper par une autre envie, qui arrive là encore de façon imprévue.
Une opportunité innatendue
Éric est bavard, il le sait. Il est aussi bon public et rit très souvent de ses propres conneries quand il les raconte. Mais comme il est totalement impensable pour nous d’essayer de raconter avec nos mots comment il est entré chez Fluide Glacial, on préfère le laisser utiliser les siens. « C’était à la fin de ma première année à Paris. Il y avait une fausse annonce qui était parue dans un pastiche de Télérama fait par Fluide Glacial où ils disaient qu’ils recherchaient des humoristes. Avec Loïc, on leur a envoyé des lettres de motivation complètement stupides dans de grosses enveloppes rouges toutes les semaines. On avait notamment fait la lettre du parano qui expliquait qu’on savait très bien qu’ils avaient fait cette annonce pour nous voler nos textes, la lettre du winner qui disait être la solution à leurs problèmes et qui demandait un salaire hallucinant, celle du tonton de mariage qui faisait des blagues à la con et des jeux de mots débiles… La dernière lettre était anonyme, on avait découpé des lettres dans des journaux et on avait juste écrit « Un conseil d’ami, embauchez Éric Deup et Loïc Poujol ». C’est la seule qu’on a amenée en main propre à la secrétaire, qui a tout de suite su ce que c’était. Je me suis barré en courant et on n’a plus rien envoyé. Au bout de quinze jours, j’ai reçu un coup de fil du rédacteur en chef de l’époque, Christophe Delpierre, qui m’a dit que les lettres lui manquaient et m’a convoqué dans son bureau le lundi suivant ».
En fan et lecteur assidu, Éric sait que c’est là une proposition qu’il ne peut pas refuser. Tandis que la collaboration démarre, l’ambiance est plutôt bonne, lui jeune et naïf, et la rédaction un peu éparpillée. « Il n’y avait pas vraiment de rédaction, tout le monde bossait chacun dans son coin et se retrouvait une fois par mois pour bouffer et boire au bouclage. On faisait des collaborations ponctuelles pour le web et les hors-séries trimestriels. Ca a duré quinze ans, j’ai fini par avoir une rubrique dans le mensuel. J’ai écrit un faux calendrier, un dictionnaire dans lequel je jouais sur les mots. La ligne éditoriale de l’époque, c’était de pouvoir se marrer en prenant un numéro même dix ans après sa parution, il ne fallait pas trop que ce soit dans l’actu. Mais j’étais celui qui essayait toujours d’en faire rentrer. J’ai fait aussi des scénarios de BD… en fait, je faisais tout ce qu’on pouvait faire à Fluide quand on ne savait pas dessiner ».
Frère Deup
Il y fait ses armes d’emmerdeur. Dans les derniers temps, il tient une fausse rubrique économique traitant « des winners pour ceux qui n’en sont pas. Je donnais des plans pour gruger, être un parasite et profiter de la vie sans travailler, des faux portraits avec des gens en hausse et d’autres en baisse. J’ai créé un vrai-faux dialogue avec Yves Calvi parce que c’était le seul qui était en baisse tous les mois. Je ne comprenais pas que tout le monde en parle comme d’un journaliste et que les gens le trouvent compétent sous prétexte qu’il avait de la calvitie et une veste en velours côtelé. Je l’ai fait trois ou quatre mois d’affilée, ensuite j’étais piégé, j’étais obligé de le remettre en baisse tout le temps ! ».
Après avoir écrit ses propres textes dans son coin, Éric, toujours avec l’aide de son ami Loïc, décide d’écrire pour les autres après avoir lu une annonce des Robins des Bois, alors débutants, dans les colonnes de Libération. « On ne s’est pas vraiment foulés », avoue-t-il, hilare, « on a repris les mêmes lettres qu’on avait envoyées à Fluide. On a été les deux seuls à avoir été pris pour écrire leurs textes quand ils étaient à Comédie. C’est la deuxième fois que je me suis fait virer, à cause du directeur des programmes de l’époque. Je lui ai simplement demandé d’être bien payé, parce qu’on était payé 150 francs par sketches. Mais pour soutenir le rythme des Robins des Bois, il ne fallait faire que ça, on ne pouvait pas avoir un boulot à côté et écrire cinq sketches par jour. Dans le domaine de l’humour ou du créatif, on vaut ce que les gens nous payent. Je n’ai eu qu’un seul chèque mais je ne l’ai jamais touché, je l’avais affiché dans mes chiottes ».
Le torchon brûlant
Subversif, jusqu’au bout. Un peu nerveux, hyperactif aussi. Sale gosse mais pas niais pour autant. Pour tenir le rythme, Éric trouve des jobs alimentaires dans des boîtes de communication et d’aide à la création d’entreprises. Avec Loïc, il créé la Journée Nationale Sans Humour qu’il organise pendant trois ans, manifestations et pétitions à l’appui, le tout avec, bien sûr, une totale mauvaise foi faisant pleinement partie de son ADN. Fin gourmet, Éric supporte pourtant mal la tambouille interne de Fluide, après quinze ans de collaborations. « Un jour, Fluide s’est fait racheter par un autre groupe, avec un DG en costard gris qui avait le profil typique du type qui pense qu’un journal de BD, ça se gère de la même façon qu’une fabrique de petits-pois. Les rapports ont été plus tendus. Après le départ du premier rédacteur en chef, il y avait eu une espèce de fronde des auteurs pour être mieux payés. On a fait un mouvement de revendication à la Fluide; ça a vraiment déstabilisé le directeur général. Comme j’étais un jeune con naïf, je faisais partie des organisateurs et j’ouvrais grand ma gueule alors que je n’étais ni une grande signature, ni une pointure. On a obtenu une augmentation de la masse salariale de 50%, des bouteilles de coca en verre, un repas par mois offert à tous les auteurs… Le DG de l’époque était un certain Siné… il s’est fait virer dans la semaine, il est devenu entraîneur de rugby en Afrique ».
Peu après, Louis Delas reprend les rênes, nomme des rédacteurs en chefs « mascottes pour représenter le journal à l’extérieur ». Avec l’un d’entre-eux, Thierry Tinlot (ancien rédacteur-en-chef de Spirou), ça ne passe pas. « J’ai commencé à avoir des rapports assez compliqués. Dans la rubrique économique, je parlais régulièrement de lui, de ses méthodes. Le premier vrai affrontement a eu lieu quand il m’a refusé la parution d’une chronique sur l’Écho des Savanes dont le rédacteur en chef s’était fait virer, quand Fluide s’était fait racheter par Rizolli. Je disais s’il arrivait ça à l’Écho des Savanes, c’était parce que les actionnaires s’étaient aperçus que ce journal existait. J’ai réécrit un autre texte qui s’appelait « A mort L’Abbé Pierre » qui a été publié. Ca m’a fait marrer parce que ça voulait clairement dire que le seul vraiment sensible en humour, c’est ce qui touche les intérêts économiques ». Quelques temps plus tard, Éric Deup est licencié. Il y a quelques semaines, il a appris que sa procédure au Prud’Hommes lui avait donné gain de cause, « mais ne m’ont pas réintégré, j’ai donc décidé de faire appel. Pour moi, c’est la seule façon qu’ils ont de réparer cette erreur ».
Le dernier arrêt ?
Sa troisième vie, Éric Deup la doit encore à un coup de bol, celui d’avoir un pote monteur. « Un jour, il m’a appelé en me disant qu’il avait trois jours de banc de montage. Le problème, c’était que je n’avais rien à monter. En deux jours, j’ai écrit une connerie pour qu’on la tourne. Ca s’appelait « La Chute », et on l’a écrit, tourné et monté en une semaine. Il a marché dans pas mal de festivals, j’ai découvert ce monde comme ça. A chaque festival, je m’emmerdais un peu parce que même si j’aimais les films, je trouvais souvent les réalisateurs prétentieux. Mais à chaque fois, je rencontrais un réalisateur ou une pro avec qui je m’entendais bien. J’ai voulu monter un collectif avec eux. On a écrit et monté trois courts métrages dans les Landes, très vite. « Exode » a eu plein de prix. Ca m’a donné une vraie envie de continuer dans l’audiovisuel, notamment dans la production ». Leur festival, ils l’ont monté à Sore, l’endroit de coeur d’Éric, celui où il allait avec ses parents pour les vacances.
La suite, on la connaît, la poule a fait des petits et la Couveuse à films est née à Bordeaux. On y trouve une caravane qui sert de food-truck, des meubles et des tables de récup’, un local avec plein de matériel de montage. Et Éric, fidèle au poste, qui « tourne tout en dérision, mais fait les choses drôles extrêmement sérieusement ». Une vie ne se résume pas en quelques signes, surtout celle d’un pseudonyme. Alors on préfère s’arrêter là et conclure. Même marié et assagi, il restera pour nous comme ce qu’il nous a paru être en entrant : un trublion sachant cultiver cette image, une sorte d’éternel ado rebelle qui ne grandira jamais vraiment. Sa part d’ombre, il ne la montrera pas, même si on se doute bien qu’il en a une, c’est le lot de tous les « clowns ». Le Deup dessiné dans Fluide se transforme en souvenir mais n’est pas encore totalement éteint. D’ailleurs, quand on lui demande, après toutes les carrières qu’il a traversées, s’il a un rêve qui n’est pas encore réalisé, sa réponse résume à elle seule toute l’étendue de son impertinence : « je voudrais tourner un péplum à l’américaine avec de gros moyens, qui fasse marrer tout le monde et qui rapporte du pognon ». Pour la déconne, quoi.