@qui : L’an passé, il y a eu divers rendez-vous politiques – avec le Premier Ministre, des collectivités entre elles – sur la décentralisation dont on nous avait dit qu’on irait vers une nouvelle étape. On n’a pas eu le sentiment qu’elle ait beaucoup avancé depuis. En tant que président de l’Association des Départements Français (ADF), quelle est votre analyse ?
Dominique Bussereau : – « Concernant la décentralisation, depuis l’élection d’Emmanuel Macron, on ressent une forte volonté de recentralisation vers Paris qu’on n’avait pas ressenti jusqu’à présent avec les gouvernements précédents. On a l’impression que la haute administration, ayant fait élire un des siens à la tête des responsabilités de l’Etat, essaye de reprendre le pouvoir. L’ADF, les associations des maires et des régions de France, nous sommes toutes trois extrêmement demandeuses d’une nouvelle phase de décentralisation, à condition qu’elle ne soit pas une décentralisation déguisée. Et qu’elle soit de même ampleur que ce que Gaston Defferre et Mitterrand en 1982 ou Chirac et Raffarin en 2003 ont pu faire de leur temps, c’est-à-dire quelque chose d’importance. On y a travaillé tout au long de 2019 : dès le printemps on a remis au gouvernement un rapport commun d’une centaine de pages avec des propositions dans le domaine médico-social, routier, du logement, de la transition énergétique. Comme l’a dit le président du Sénat Gérard Larcher (LR) dans sa conférence de jeudi dernier, on demande plus de souplesse : si une région veut donner une compétence à un département, qu’elle puisse le faire pour le compte de la région, par exemple.
Bref, qu’il y ait plus de liberté dans les délégations de compétences entre nous, quitte à ne pas faire pareil partout : ce qui se fait entre la Région et le Lot-et-Garonne ne répond pas aux mêmes besoins qu’entre la Région et les Deux-Sèvres. Il faut également corriger un certain nombre d’erreurs de la Loi Notre, notamment en matière de compétences économiques des Départements sur leur territoire. Et aller au bout, sortir l’Etat de certains secteurs où il est présent plus comme un empêcheur de faire que comme un facilitateur d’agir. Je pense à des domaines où l’Etat fait encore semblant d’être là comme le tourisme, les politiques sportives et l’accompagnement de nos sportifs de haut niveau. L’Etat pourrait ainsi s’alléger et concentrer mieux ses moyens sur les missions régaliennes, là où on l’attend : la justice, la police, la santé, l’aménagement du territoire. Dans le même temps, et si ça peut paraître paradoxal au premier abord, on demande un vrai retour des services de l’Etat dans les Départements, car ils sont disséminés un peu partout dans la Région : la Dreal à Poitiers, la DRA à Limoges, etc. Le système est devenu absurde. Les forces de frappes de l’administration sont réparties au niveau régional sans être auprès du préfet de Région à Bordeaux. Elles mêmes ont tendance à esquiver les préfets pour travailler directement avec leur administration centrale, et dès que ça devient un peu politique, de se tourner vers les cabinets ministériels. Nous, quand on pose une question à notre préfet, on voudrait qu’il puisse nous répondre immédiatement. Nous pensons que plus l’Etat est en capacité de prendre une décision rapide, mieux on se porte. Moins le préfet est obligé de se retourner au niveau national ou régional pour obtenir des arbitrages ou des conseils, plus c’est efficace. Bref, la décentralisation doit s’accompagner d’une meilleure organisation de l’Etat sur les territoires. L’ADF portera ces propositions au gouvernement et au niveau local puisque l’Etat a demandé, en plus de nous concerter au niveau national, de faire des Assises plus locales sur ces propositions. On attend un signal fort du Président de la République et je le lui ai dit à plusieurs reprises. A l’approche des élections départementales (2021) et régionales, à sa place je ferai quelque chose d’innovant. »
Choquant que l’Etat nous donne des leçons de gestion
@qui ! : Au moment où la dette du pays est repartie de façon déraisonnable dans un contexte social difficile, le gouvernement a décidé d’encadrer les finances des collectivités. Qu’en pensez-vous ?
D.B : Le Conseil constitutionnel n’a pas jugé le principe anticonstitutionnel mais dans sa décision de fin d’année, fin décembre, suite à la contestation de certains députés sur la suppression de la taxe sur le foncier bâti, le Conseil a quand même prévenu qu’il veillerait à ce que la liberté financière des collectivités locales ne soit pas remise en cause par la mise en œuvre de ces nouvelles mesures. A l’ADF, on y reste fondamentalement opposé. Je trouve choquant que l’Etat, qui n’est pas capable de garder un budget à l’équilibre, se juge capable de surveiller les dépenses de fonctionnement des collectivités et de nous donner des leçons de gestion – alors que la Chambre régionale des comptes et la Cour des comptes sont là pour nous contrôler, en cas d’abus. C’est d’autant plus paradoxal que l’Etat n’arrête pas d’augmenter les charges sur nous : quand il augmente le RSA – ce qui peut se comprendre dans sa nécessité – il ne nous demande pas notre avis, idem pour les prises de risque des pompiers, etc. Autre exemple : dernièrement, l’Etat a demandé à ce que soient changés tous les uniformes des pompiers alors que les premiers concernés n’étaient pas demandeurs, et c’est nous, les Départements, qui avons payé. Il faut que l’Etat nous lâche un peu le mollet.
Si la décentralisation va être le gros dossier 2020, 2019 aura été l’année de nos gros problèmes financiers. L’année 2019 n’a pas été bonne pour les collectivités dans leur ensemble puisque la fin de la taxe d’habitation pour les communes a été définitivement actée. Et le projet de loi de finances 2020 qui sera voté fin décembre actera la fin de notre part de taxe sur le foncier bâti. Elle sera remplacée par une dotation calculée sur la TVA, dont le gouvernement nous dit qu’elle sera à l’euro prêt, mais nous avons là-dessus un certain scepticisme. Ayant été ministre du budget, je sais comment l’Etat est capable de ne pas tenir à terme ses engagements de compensation, quel que soit le parti politique du gouvernement. »
@qui : Quand on construit un budget en incluant toutes les compétences du Département, comment fait-on alors que les dotations baissent d’une part, et que d’autre parts augmentent les dépenses sociales, comme la prise en charge des mineurs non accompagnés, toujours plus nombreux ?
B.D. : -« L’exemple des mineurs étrangers non accompagnés est intéressant. Nous n’avons pas encore les chiffres de 2019, mais nous avons l’impression que leur nombre a un peu diminué. Notamment parce que nous avons obtenu auprès d’Edouard Philippe il y a maintenant deux ans la mise en place d’un fichier national – hors quelques départements qui ont refusé – qui permet d’éviter le nomadisme de ces jeunes d’un département à l’autre s’il est reconnu dans l’un comme étant majeur, et qu’il ne tente pas sa chance dans un autre. Au début de son mandat, le Président m’avait assuré que l’Etat allait prendre les choses en charge à 100% et on est passé de 14,6% de part de l’Etat à 15,6%. C’est mieux que rien mais on est toujours très loin des 100%. On voit bien que sur les politiques touchant à la pauvreté, le handicap et le social en général, l’Etat nous donne des leçons sur ce qu’il faut faire mais ne nous donne pas d’argent pour le faire. C’est pour ça qu’on voudrait que les choses soient clarifiées. On n’est pas du tout contre l’Etat, mais on considère qu’à l’échelle européenne, les systèmes de collectivités ayant une large autonomie fonctionnent mieux que les systèmes centralisés. Au niveau de l’ADF, on a voté à la quasi unanimité (sauf la Gironde qui a voté contre), le principe d’une compensation d’1,6 milliard, que les Département versent sur leur droits de mutation et que nous mettons à disposition des Départements les moins riches – c’est une forme de péréquation volontaire. »
@qui : Concernant le désenclavement du Département en matière de voies d’accès, où en est le territoire ? Quels sont les besoins ?
DB : -« Je crois qu’on ne peut plus parler de désenclavement parce que nous sommes quand même traversé du nord au sud par l’A10, il y a ce tronçon inachevé entre Saintes et Rochefort, et on est bien relié à Bordeaux et à Paris par le TGV. Ce qui reste faible mais qu’a pris en compte le Contrat de plan Etat-Région, c’est la liaison Nantes-Bordeaux qui va être fermée ces dix-sept prochains mois pour rénovation. Il y a aussi le tronçon entre Saintes et Bordeaux qui va être fermé l’année prochaine. Heureusement, nous sommes un département qui a toujours investi dans le ferroviaire. Mais nous avons pris du retard sur divers plans : sur la modernisation de l’axe Angoulême-Royan, SNCF Réseau a pris du retard entre Angoulême et Saintes. Sur tout ce qu’on avait signé avec Emmanuel Valls sur le dernier Contrat de plan Etat/Région, sur le ferroviaire, il y a des retards considérables, et sur le routier, il ne s’est rien passé, il n’y a même pas une étude de faite ! Et pourtant, il y a une bonne volonté de la Région et des Départements. L’Etat n’a plus assez d’argent à consacrer aux infrastructures depuis la non mise en œuvre de l’écotaxe.
Concernant l’aéroportuaire, depuis la création du syndicat mixte avec La Rochelle, l’île de Ré, Rochefort et la Région une gestion coordonnée de La Rochelle et Rochefort, ça marche bien. Sur le plan portuaire, des investissements ont été réalisés au grand port maritime de La Rochelle, les choses vont bien, même s’il reste Chef de Baie (le port de pêche, ndlr) qu’il faut qu’on relève. Là aussi on a créé un syndicat mixte Département- communauté d’agglomération de La Rochelle. Il n’y a pas de raison que La Côtinière (sur l’île d’Oléron) marche du feu de Dieu et que celui de La Rochelle soit en difficulté. »
Content d’être en Nouvelle-Aquitaine
@qui : Trois ans après l’application de la Loi Nôtre, quel impact pour les Départements ? Comment les territoires vivent ces changements ?
D.B. : – « Ca a été l’horreur. C’est un texte que je n’ai pas voté. Pour rappel, on a un gouvernement (celui de François Hollande à l’époque, ndlr.) qui, sur la carte des régions, dans la même nuit, a fait passer le Poitou-Charentes des Pays de la Loire à la Région Centre puis à la Nouvelle-Aquitaine. Ségolène Royal avait suggéré les Pays de la Loire parce qu’elle se voyait bien à la tête des deux, et puis elle détestait Alain Rousset. Le Centre Val de Loire faisait s’arrêter la région à la barrière de péage de Saint-Arnoult en dessous de la région parisienne – je ne vois pas l’intérêt des gens de l’Eure-et-Loire pour développer le port de La Rochelle, mais bon (haussement d’épaules)…
Heureusement, suite au lobbying commun des départements du Poitou-Charentes, nous sommes finalement partis avec l’Aquitaine. La surprise du chef fut l’arrivée du Limousin dans cette alliance, mais pourquoi pas ? Nous connaissons bien les habitants du Limousin, puisqu’ils viennent tous passer leurs vacances sur nos côtes (sourire). De manière générale, j’observe que ces régions n’ont pas encore pris leur vitesse de croisière sur le plan organisationnel et le président de Région Alain Rousset le reconnaît, c’est encore difficile de faire travailler tout le monde, notamment parce que nous sommes une grande région européenne, de la taille de l’Autriche. Ca reste compliqué car les délais de route restent importants, mais je suis content que nous soyons dans cette région. Les présidents de Départements se voient deux fois par an, nos directeurs généraux et de services également… Et les quatre départements de l’ex-Poitou-Charentes ont créé une antenne à Bordeaux à 300 m du siège de la Région, où nous avons deux collaboratrices qui regardent tout ce qui se passe là-bas, assistent aux assemblées, aux commissions, vont nous représenter dans des réunions de travail, etc. On est très content de cette antenne de proximité. »
Si l’Etat nous donne la Nationale 10…
@qui: Après le rapprochement et la mutualisation de moyens avec la Charente, sur un office de tourisme commun ou encore des achats groupés de fournitures, d’autres rapprochements sont-ils à envisager avec nos voisins ?
D.B: -« On a déjà un laboratoire d’analyses commun entre Charente-Maritime, Deux-Sèvres et Vienne, auquel vient d’adhérer récemment la Corrèze. Avec la Charente, nous sommes aussi partis sur un service de lecture publique et un centre archéologiques communs. On a également des politiques d’achats en commun sur les douze départements – matériel, automobiles, fournitures, etc. Les services départementaux de sécurité et d’incendie font de même : dernièrement ils ont acheté à plusieurs leurs grandes échelles. Bref, on essaye de le faire sur tout ce qui est possible. Même si elle ne fait pas partie de la Nouvelle-Aquitaine, nous avons des collaborations avec la Vendée, notamment sur la politique de l’eau. On ne fait rien de spectaculaire mais c’est du concret. Peut-être qu’un jour ça ira plus loin… Par exemple, on voit déjà que l’agglomération de Saint-Jean d’Angély a demandé à Charentes Tourisme de reprendre la gestion de son office de tourisme communautaire et la gestion de la promotion du tourisme. Il y aura certainement d’autres mutualisations à venir. Je pense notamment au réseau routier. La Nationale 10, qui passe par la Gironde, la Charente-Maritime, la Charente, les Deux-Sèvres puis la Vienne. Si l’Etat nous la donne, j’imagine qu’on ne va pas gérer chacun notre petit bout de Nationale 10. On peut par exemple demander à la Charente ou à la Gironde, qui ont les plus grosses portions, de gérer à notre place notre vingtaine de kilomètres de RN10 contre rémunération. Concernant la RN11 qui passe par les Deux-Sèvres et la Charente-Maritime, il faudra se poser la question si chacun prend son bout, si l’un donne son bout à l’autre ou si l’un gère pour les deux. Est-ce qu’on ira jusqu’à la fusion des départements ? Certains ailleurs travaillent dessus comme on le voit en Alsace ou en Savoie. Moi je suis pragmatique : quand les gens on envie de se marier, tant mieux, mais imposer par le haut contre l’avis des populations, ce n’est pas une bonne idée. Les choses se feront si elles doivent se faire. »