Chronique au temps du coronavirus


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Chronique au temps du coronavirus

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Temps de lecture 4 min

Publication PUBLIÉ LE 20/05/2020 PAR Bernard Daguerre

Nous sommes en Provence, Angelo galope à la recherche de son frère de lait, Guiseppe. L’un et l’autre sont des Carbonari, membres d’une société secrète, qui est, pour le dire vite, en lutte contre la domination autrichienne et pour l’unité de l’Italie. On apprendra les raisons de l’exil d’Angelo : jeune colonel des hussards, il a tué un Autrichien honni, en duel au sabre, arme qu’il manie fort bien.

Le récit est tout en mouvement, le héros va, d’abord en solitaire, confronté à une épidémie de choléra qui décime les campagnes, foudroyant les malheureux qui dégorgent une sorte de pâte à consistance de riz au lait, début de leur agonie. On est dans la chaleur du mois d’août et « la lumière … était très blanche et tellement écrasée qu’elle semblait beurrer la terre avec un air épais…Dans le ciel de craie s’ouvrait une sorte de gouffre d’une phosphorescence inouïe d’où soufflait une haleine de four et de fièvre, visqueuse, dont on voyait trembler le gluant et le gras. », ce qui n’annonce rien de bon. Jeune -il a 25 ans- et intrépide, courageux et réfléchi, il affronte le danger mortel avec lucidité. Ayant appris d’un jeune médecin, qu’il surnomme affectueusement « le petit Français » les premiers gestes de soin, il les prodigue sans hésitation aux malades rencontrés. En vain, en général. Mais qu’importe, il insiste et s’acharne sur les corps aux chairs presque bleues pour les ramener à la vie. Il fait plus : dans la ville de Manosque, où il connaîtra différentes aventures, on y reviendra, il seconde efficacement, pendant plusieurs jours, une religieuse chargée des toilettes des morts.

Ce Hussard se lit donc comme une chronique en temps d’épidémie. Avec les barrages de quarantaine, établis soit par la troupe, soit par des milices villageoises. Il lui faut ruser pour passer, ou bien affronter soldats et paysans. Son art de l’escrime fait alors merveille.

Deux épisodes culminent dans la narration : d’abord le séjour à Manosque, seule ville où Angel stationne quelque temps, contraint et forcé. À peine arrivé en effet, il est accusé, voulant boire à une fontaine, de chercher à l’empoisonner et manque de se faire lyncher. Le voilà qui se réfugie sur les toits, regardant de haut l’agonie de la ville et les mouvements de foule. Tentant des incursions dans les maisons abandonnées pour se ravitailler, il tombe sur une jeune femme au « petit visage en fer de lance encadré de lourds cheveux bruns » qui fort civilement lui offre du thé. Après cet échange très poli, on la perd de vue. Obligé de se confiner hors de la ville, il finit par retrouver Guiseppe dans une étonnant campement à ciel ouvert en flanc de colline où s’élabore une vie sociale très stricte. Mais ils décident de fuir à nouveau, chacun de son côté.

Rencontrant à nouveau la jeune femme de Manosque, il va rester avec elle. Ils affrontent en camarades de lutte, lui au sabre, elle au pistolet, les pièges de la route : à nouveau des confinements dans un château-prison dont il faut s’évader, des combats avec des militaires ou des villageois. Surtout le choléra, qui jusqu’ici les a épargnés, rode au plus près. Et le sentiment amoureux affleure entre Pauline de Théus (car tel est son nom, qu’elle ne délivrera que dans les derniers chapitres) et Angel. Voilà les ultimes précipités du roman à découvrir…

C’est un roman d’apprentissage, de construction et d’affermissement du caractère du héros. Ainsi Angel est contre l’oppresseur du peuple italien, il se veut esprit démocratique.

Mais cela suffit-il pour être aimé du peuple, lui l’aristocrate ? Les rencontres, les brefs dialogues avec les gens de toutes conditions l’amènent à s’interroger à la fois sur l’image qu’il renvoie de lui-même – « Les républicains ont un amour malheureux pour les princes », lui dit malignement Guiseppe- et sur sa perception des autres. L’essentiel est peut-être la recherche du bonheur, à l’image des héros de Stendhal, Giono cachant pas les emprunts. Mais en même temps, il lui importe d’avoir la position la plus juste dans les situations qu’il traverse, de se comporter selon son éthique personnelle. Le réussit-il au temps du choléra ? Au lecteur de juger.

Au fil des pages, on tombe à l’arrêt devant les somptueuses descriptions de la nature et des paysages en mouvement comme sous le pas des chevaux, des couleurs comme une mosaïque qui paverait le sol, mais aussi des oiseaux si divers (hirondelles, corbeaux, martinets, rossignols) qui se repaissent des cadavres, des nuées de papillons qui s’abattent, comme des nuages de criquets sous d’autres cieux.

Enfin, on sera attentif aux descriptions sensuelles des vivants et presque anatomiques des morts  : Giono tour à tour saisit les corps, dans les scènes de beuverie, bacchanales tristes, à la manière d’un Breughel, décrit des femmes comme jaillies d’un tableau de Rubens, ou encore observe les corps abandonnés « la mort avait taillé une déesse en pierre bleue dans une belle jeune femme, qui avait été apparemment opulente et laiteuse, à en juger par son extraordinaire chevelure », comme dans une peinture de Rembrandt.

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Bernard Daguerre
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Publication PUBLIÉ LE 07/04/2020 PAR Bernard Daguerre

Tout s’oppose à cette union : Don Rodrigue, un noble qui s’est épris de la beauté de Lucia, Don Abbondio, pusillanime curé du lieu, qui se dérobe à la cérémonie prévue devant les menaces de l’aristocrate, lequel envoit ses spadassins, ces Braves  selon la terminologie de l’époque, pour enlever la jeune femme…Et à ces stratégies maléfiques, il faut encore ajouter les « forces de la nature », les mauvaises récoltes et la famine, les invasions et les armées, les maladies et les épidémies.

Voilà pour la trame générale. On laissera de côté tous les éléments qui font des Fiancés– édité en 1840- une œuvre majeure dans l’histoire littéraire italienne : irruption de la forme romanesque dans un pays plutôt familier avec le théâtre, la poésie et les poèmes épiques, choix d’une langue, le toscan, ce qui contribua fortement à l’unification linguistique du pays avant même son unité politique.

Une lecture contemporaine de ce roman mettra l’accent sur d’autres aspects de ce roman fleuve, tribulations de deux personnages ballotés et en même temps comme en marge du grand flux de l’histoire de leur temps. On écartera la dimension religieuse du récit, ces saints hommes- un moine capucin et l’évêque de Milan, qui protègent les jeunes gens et les guident. Car l’auteur, profondément catholique, croit à la dimension morale et religieuse de ces acteurs de terrain, si l’on peut dire, et favorise leur intervention qui modifie le cours de l’histoire. On s’intéressera d’avantage aux personnages gothiques, bien représentatifs de cette mode européenne du monde criminel souterrain : ici, une jeune nonne, la Dame de Monza, recluse de force au couvent par sa famille, inconsolable et saisissante « beauté abattue, fanée, et pour ainsi dire décomposée », qui décide de faire de Lucia la victime collatérale de son propre enfermement. Là, l’Innomé, personnage qui terrorise tellement les paysans établis non loin de sa forteresse maléfique perchée sur un nid d’aigle, qu’ils se refusent à le désigner par son nom propre. Et Don Rodrigue, bien sûr, qui agite le vaste écheveau de ses liens avec les sommités religieuses et politiques pour rapter Lucia.

Ces entreprises criminelles jalonnent de leurs embûches le parcours vers le bonheur de Lucia et Lenzo. Mais d’autres forces plus effrayantes encore se déploient, dotées d’une force autonome et terrifiante à un point tel que le destin des jeunes gens est laissé de côté ; mieux même, tout se passe comme si l’auteur, qui ne craint pas de se manifester dans le récit de manière souvent humoristique, les avait mis à l’abri, mais jamais très loin, du périlleux chemin de sa narration.

Car le cours de l’Histoire serpente, s’entremêle dans le récit : d’abord une émeute de la faim à Milan, dont Renzo, fuyant le courroux de don Rodrigue, est témoin et petit acteur involontaire. On retiendra de l’épisode que l’auteur se met à distance des narrations où le peuple est au-devant de la scène, à la différence par exemple d’un Victor Hugo, quasiment son contemporain de l’autre côté des Alpes.

La peste, cette maladie récurrente de la littérature universelle

Puis plus tard, c’est le cortège des malheurs qui suivent une armée en campagne. Replaçons-nous dans le contexte : la guerre de Trente ans qui dévaste le Saint- Empire romain germanique a des conséquences en Italie, où s’affrontent dans une sanglante guerre de succession différentes factions. Dès lors les armées, composées essentiellement de mercenaires très mal rémunérés qui devaient se payer sur la bête, s’abattent sur la campagne milanaise, dévastant tout. Les villageois fuient sur les hauteurs quand ils le peuvent. Ce sont d’ailleurs ces groupes mercenaires qui apportent la peste avec eux, comme l’attestent les chroniques de l’époque. Dès lors, comme le dit si bien Giovanni Macchia dans la préface à la présente édition : « Apparaît la maladie récurrente de la littérature universelle :la peste ». Elle dévaste Milan : les deux médecins qui les premiers mettent en garde contre l’épidémie, qui touche d’abord les plus démunis, et appelant à des mesures prophylactiques sont accusés de comploter et d’être « des ennemis de la patrie », le père de l’un deux manque de périr, reconnu dans la rue et sauvé en se cachant dans une maison amie. Lorsque la peste se répand et touche toutes les classes de la société et qu’il est désormais impossible d’en nier la réalité, les Milanais évoquent des complots : des actions volontaires menées par ceux qu’on appelle les oigneurs, souillant façades des maisons et places publiques avec de mystérieuses potions jaunâtres, répandant la maladie. Bien plus, on découvre des maisons où se fabriquent ces maudites mixtures…Alors pour conjurer le mauvais sort, on organise une procession où les reliques du saint patron de la ville seront promenées, peine perdue, la peste progresse encore…

Au cours de cette chronique méticuleuse de l’épidémie, l’auteur réintroduit son personnage : Renzo, à peine guéri de la peste, va chercher son aimée au fond du chaudron pestilentiel milanais. Ce sont des pages saisissantes d’une ville réduite à un charnier, où Renzo, pris pour un oigneur et pourchassé, en réchappe en sautant sur les charrettes transportant les cadavres vers les fosses communes. Tel un Orphée chrétien, avec l’aide des bons Capucins, le jeune homme retrouvera son Eurydice pour la sortir de cet enfer.

Dans ce triomphe romanesque, il faut voir aussi le triomphe du roman comme allégorie d’un monde politique inchangeable, inaliénable et désespérant. Seules les armes de la fiction en viendront, provisoirement, à bout.

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Temps de lecture 3 min

Publication PUBLIÉ LE 23/03/2020 PAR Bernard Daguerre

Et tout d’abord La Peste d’Albert Camus, ce monument littéraire national. Une épidémie de peste dévaste, pendant plus d’un an la ville d’Oran au temps de la colonisation française (le livre fut édité en 1947). La cité est mise en quarantaine, isolée du monde. Le récit suit la progression et la lutte contre l’épidémie, les efforts de Bernard Rieux, médecin et acteur principal du roman. D’autres personnages, tous masculins (à l’exception de la mère du médecin), sont comme des buttes-témoins de l’avancée du mal. Chacun avec sa préhension toute personnelle du drame collectif : il y a là Rambert, un journaliste venu enquêter sur « les conditions de vie des Arabes », pris dans la nasse de la cité assiégée, cherchant à s’en échapper avant de se joindre à l’effort de guerre contre la maladie. Et encore Tarrou, à jamais dévasté, dans sa jeunesse, par les réquisitoires en faveur de la peine de mort de son procureur de père, et qui cherche dans sa lutte solidaire une réponse ou un effacement- à ses interrogations éthiques. La figure de Panneloux, prêtre aux prêches dominicaux rappelant les périodes de Sainte-Beuve paraît avoir vieilli, confronté à l’injustice de la mort d’un enfant, mais aussi conforté dans sa foi…  On complètera ce tableau avec Grand, fonctionnaire municipal, sous-employé dans les écritures de statistiques, poursuivant une œuvre littéraire obscure figée dans sa première phrase ; fascinant personnage, terne, triste et acharné, rappelant la posture de Bartleby le scribe, sublime créature de l’écrivain américain Melville.

Selon un ordre rigoureux dont s’était expliqué Camus, son récit tantôt alterne et tantôt mélange les parties dévolues à la tragédie collective et aux actions plus individuelles suivant un agencement organisé en cinq parties rappelant, au fond, les cinq actes du théâtre tragique. L’évocation de la ville est charnelle, percutante : avec ses odeurs, la chaleur poisseuse durant l’été, le vent qui vient de la mer (« les rues étaient désertes et le vent seul y poussait des plaintes continues. De la mer soulevée et toujours invisible montait une odeur d’algues et de sel. Cette ville déserte, blanchie de poussière, saturée d’odeurs marines, toute sonore des cris du vent, gémissait alors comme une île malheureuse »), la découverte au début du récit des rats morts qui encombrent les chaussées, plus loin les tramways réquisitionnés qui évacuent les corps à l’extérieur d’Oran, vers les fours où ils sont brûlés, faute de place dans les cimetières ; ville des faubourgs où Rieux exerce souvent son métier, ville des bars et des restaurants où on tente d’oublier. Ici Camus se fait chroniqueur moraliste : « Les fléaux …sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête. Quand une guerre éclate, les gens disent : « Ça ne durera pas, c’est trop bête. » Et sans doute une guerre est certainement trop bête, mais cela ne l’empêche pas de durer…Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours …Nos concitoyens …pensaient que tout était encore possible pour eux, ce qui supposait que les fléaux étaient impossibles. Comment auraient-ils pensé à la peste qui supprime l’avenir, les déplacements et les discussions ? Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux. ». On peut scruter encore le récit de Camus pour y parler des prisons en temps de crise sanitaire, les effets du couvre-feu nocturne (« une nécropole où la peste, la pierre et la nuit auraient fait taire enfin toute voix »). On n’épuisera pas toute la splendeur tragique du récit, convulsions et lutte mêlées, allégorie, on le sait, de l’occupation nazie de la seconde guerre mondiale ; écrit après la catastrophe, il se termine sur l’évocation d’un avenir, que Rieux le narrateur, doute de trouver toujours radieux. Il faut, plutôt, imaginer Sisyphe heureux.

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