Bordeaux : le CHU innove sur la cécité


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Bordeaux : le CHU innove sur la cécité

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Temps de lecture 7 min

Publication PUBLIÉ LE 05/04/2017 PAR Romain Béteille

Un classement annuel du magazine « Le Point » paru en août dernier a placé le Centre Hospitalier Universitaire de Bordeaux en première position des hôpitaux publics de France pour la troisième fois, devant Lille et Toulouse. L’établissement couvre plus d’une soixantaine de disciplines différentes, et l’innovation dans les traitements y est parfois bien cachée. En cherchant un peu, on découvre une initiative singulière, présente à Bordeaux depuis le mois de février 2015. Dans le jargon de la société qui l’as mis en place, on l’appelle simplement « l’oeil bionique ». Mais le système Argus II est un peu plus complexe que cette dénomination le laisse entendre. Il a été mis en place et testé pour la première fois au Mexique en 2006 par l’entreprise californienne Second Sight, spécialisée dans la création de prothèses rétiniennes visant à permettre aux personnes aveugles suite à une dégénerescence de la rétine de retrouver la vue. Argus II est actuellement l’objet d’une étude au sein d’une dizaines de centres hospitaliers européens et américains. En France, trois centres font office de référents pour cette innovation clinique : le CHU de Strasbourg, le CHNO de Quinze-Vingt (Paris) et… le CHU de Bordeaux.

Pour faire simple, il s’agit d’une paire de lunettes équipée d’une caméra minature captant les images. Cette dernière filme un champ de vision de 90 degrés, mais seulement vingt degrés sont transmis, correspondant au champ visuel de l’implant installé sur la rétine lors de l’opération. La vidéo est ensuite envoyée à un petit ordinateur porté par le patient et transmise via une connexion sans fil. Les signaux sont envoyés à un faisceau d’électrodes qui émet des impulsions, stimulant les cellules restantes de la rétine par le biais du nerf optique. Le patient ne retrouve donc pas la vue, mais perçoit des formes lumineuses que les séances de rééducation lui permettent ensuite d’interpréter de mieux en mieux au fil du temps.

Une nouvelle étape

Josiane, mère de famille habitant à Bordeaux, est la septième patiente a avoir subi l’opération. Actuellement en pleine réeducation (celle-ci doit durer deux ans à raison d’une séance de deux heures toutes les semaines), elle témoigne de son ressenti et de ses nouvelles habitudes au quotidien. Elle a connu l’existence d’un tel système par le biais de l’association Unadev, dans laquelle elle pratique régulièrement des activités. « J’ai subi des examens pendant quelques mois pour savoir si j’étais compatible en implants. Ca s’est fait en novembre 2015. Le premier flash, ça a été dans la chambre de ma fille. Je ne fais aucun ménage dans sa chambre d’habitude. J’ai vu son miroir. C’était la première fois que je mettais l’appareil. La lumière a flashé dessus, c’était tout blanc et on imaginait le contour. On a toujours besoin du tactile pour être rassurés », affirme-t-elle.

« Avant, je ne sortais pas toute seule, jamais. J’ai toujours quelqu’un au bras. Je dis bravo au non-voyant qui arrive à aller où il veut avec une canne, mais personnellement j’ai peur. Il y a du bruit, des voitures, des travaux… on est désorientés. Le jour où j’ai pris le bus toute seule, ça a changé quelque chose. On est content d’être indépendant comme ça. Être quotidiennement accroché à quelqu’un, des fois c’est lourd. Aujourd’hui, j’arrive à prendre le bus avec mon appareil. Je perçois les sièges, je m’assois toute seule. C’est tellement instantané… On est comme un enfant devant un dessin animé ». Josiane est atteinte d’une pathologie rare : la rétinite pigmentaire, endommageant sévèrement les photorécepteurs de l’oeil. Cette maladie dégénérative a fait d’elle une non-voyante à l’âge de vingt-cinq ans.

Le professeur Marie-Noël Delyfer, spécialiste en chirurgie rétinienne, nous explique qu’Argus II a une utilité bien spécifique. « L’implant ne fait que se substituer aux photorécepteurs. C’est une maladie qui est rare, mais ce n’est pas la seule maladie qui touche les photorécepteurs. La raison pour laquelle ces patients peuvent bénéficier d’autant de technologie et d’autant de concurrence, c’est la DMLA (dégénerescence maculaire liée à l’âge), donc un champ de patients très large. La rétinite provient aussi de plusieurs causes génétiques, ce qui la rend plus difficile à traiter par thérapies classiques. Ceux qui font de la recherche peuvent tester leur système chez les personnes qui ont une pathologie plus grave. C’est grâce à cet intérêt mutuel qu’on peut avancer pour la cécité ». 

Un protocole strict

Selon cette professionnelle officiant au CHU de Bordeaux, les patients remplissant les critères pour l’implémentation de l’Argus II sont aussi rares que le nombre d’opérations effectuées. « Il faut avoir plus de 25 ans, être atteint d’une affection dégénérative de la rétine externe et avoir vu par le passé. On ne doit pas avoir d’autre pathologie oculaire associée pouvant altérer le passage de l’information de cette structure (que l’on remplace) vers le cerveau. Il faut aussi accepter un suivi de deux ans, la chirurgie n’étant qu’une étape qui met les choses en place. Enfin, il faut avoir de base une vision très basse (perception lumineuse ou moins). Or, dans ces cas là où la maladie est vraiment en fin de course, les patients ne sont plus vraiment dans le circuit de soin de l’ophtalmologie. Le handicap est fixé, ce qui veut dire qu’on les suit très peu et qu’on a du mal à les « recruter ». Certaines personnes ont aussi construit leur vie avec ce handicap et ne veulent pas se lancer dans une telle opération ». 

Le protocole en lui-même est très strict et suivi par le Ministère de la Santé, et les 36 patients devant bénéficier de ce traitement en France (environ 220 dans le monde) sont divisés en deux groupes de 18. Particularité : le déploiement complet du système (opération, rééducation, ect.) est totalement pris en charge par la sécurité sociale (150 000 euros par patient environ). Grégoire Cosendai, vice-président de la section Europe de l’entreprise Second Sight, relativise cette somme et explique son remboursement. « Le système est pris en charge au sein d’un forfait appelé « Innovation ». C’est un mécanisme particulier qui permet à la sécurité sociale de partager les coûts de prise en charge avec des promoteurs comme Second Sight pour permettre à des patients d’avoir accès à des thérapies innovantes en France le plus rapidement possible. Ça permet de mettre sur le marché les thérapies sur lesquelles on n’a pas encore l’expérience sur 300, 400 patients. Elle est conditionnée à l’exécution d’une collecte de données qui vont confirmer que la thérapie est sûre et donne les bénéfices escomptés. Une fois que ces données ont été relues par la Haute Autorité de Santé, on peut obtenir un remboursement pérenne. Le fait que le traitement soit si encadré, ça donne des résultats bien meilleurs en France qu’ailleurs. La somme paraît assez exorbitante, mais les coûts liés à la cécité sur la durée d’une vie d’une personne aveugle peuvent être estimés à plusieurs dizaines de millions d’euros. On est au début de la thérapie, mais même une réduction minimale du coût de la cécité justifie pleinement l’investissement de l’État dans un processus comme celui-là », affirme ce dernier. 

Vision du futur

Pour Josiane, l’adaptation totale à l’outil sera encore longue. « À table, avec mon mari et mes enfants, je n’ai pas encore essayé parce que pour l’instant, je ne suis pas totalement en confiance. Mais ça viendra ». « Depuis, d’autres compagnies se sont mises à développer leurs propres implants dont on nous promet monts et merveilles mais dont l’efficacité n’a pas été démontrée. Actuellement, c’est le seul implant qui a été mis en place avec un recul de deux ans dans le monde et pour lequel il y a plus de deux cent patients implantés. Il a aussi pour lui des publications avec plus de cinq ans de recul qui montrent que c’est très bien toléré et efficient », confie Marie-Noël Delyfer.

Pour l’instant, vingt-quatre patients au total (dont huit à Bordeaux) ont pu en bénéficier, une douzaine de « candidats » ne s’étant toujours pas présentés, principalement en raison de la râreté de la pathologie. « Si on démontre sur nos 36 patients l’intérêt et le bénéfice, le remboursement pourrait probablement être étendu à d’autres », poursuit la professionnelle de santé. Quant-à Second Sight, l’entreprise pense déjà à l’étape d’après. « Une fois qu’on aura suivi les dix-huit premiers patients pendant deux ans, on va préparer un rapport d’études relatant à la fois les complications et les bénéfices qu’ils auront eu. On le soumettra à la Haute Autorité de Santé qui prendra une décision quant à la prise en charge à long terme du système Argus. Des améliorations sont toujours actuellement en cours de développement, principalement logicielles, la manière d’analyser l’image et de transmettre l’information nerveuse. On va avoir prochainement une mise à jour du système hardware. Les lunettes vont être changées, la camera sera numérique et en haute définition et le processeur vidéo va être plus rapide. On va réussir à transmettre 6000 pixels affichés dans l’oeil des patients. Ca va être un saut significatif, mais dans la période 2006-2017, on a déjà eu 14 versions différentes du système de codage d’information. Cette prochaine évolution arrivera en 2018 », annonce Grégoire Cosendai.

« On développe aussi un système qui va envoyer de la stimulation directement dans le cortex visuel, sur la partie arrière du cerveau qui sert à traiter la vision. Ca permettrait de rendre la vision à des gens chez qui on a simplement plus l’oeil à disposition. On a environ cent à deux personnes par jour qui nous téléphonent du monde entier pour espérer recevoir un système Argus II, mais il y a peut-être 1% d’entre eux qui ont les conditions nécessaires. Notre but, c’est d’ouvrir ce système à d’avantage de gens. Dans le meilleur des cas, quand on vendra le système dans 100 pays, on aura suffisamment de patients traités pour amortir nos coûts de recherche. C’est aussi pour ça qu’on veut toucher le plus de personnes possibles ». Où quand l’économie se met aussi au service de la santé. 

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