« Ces taxes ont un impact très fort, c’est un sujet qui n’aurait pas dû être le nôtre. Il l’est devenu parce que la filière des vins français est la deuxième filière à l’exportation dans la balance commerciale de la France ». Ces mots, prononcés ce lundi 27 janvier par le président du Conseil Interprofessionnel des Vins de Bordeaux, Bernard Farges, sonnent comme une forme d’alerte générale.
Perspectives dans le rouge
Réunis ce matin, les représentants de l’interprofession et plusieurs parlementaires (dont Benoît Simian et Nathalie Delattre), ont pris la parole pour dénoncer une mesure prise par l’OMC le 18 octobre dernier. L’Organisation mondiale du commerce a donné l’autorisation à Washington d’imposer des taxes à hauteur de 7,2 milliards de dollars sur des produits et services européens. En arrière fond, une histoire déjà ancienne : une bataille juridique entre Airbus et Boeing au sujet de subventions accordées aux deux géants de l’aéronautique, d’un côté par l’Union Européenne, de l’autre par les États-Unis. Le 18 octobre, ces derniers ont relevé les taxes de douanes sur plusieurs produits, notamment les avions d’Airbus (+10%) mais aussi l’huile d’olive espagnole, les fromages italiens ou encore… les vins français de moins de 14 degrés.
Le contexte des vins de Bordeaux, dont les ventes sont en chute, notamment dû à la mauvaise santé du marché chinois, n’aide pas. Le « dommage collatéral » dénoncé par les professionnels, c’est aussi celui de la taxe Gafa, dont la France a acté le report pour 2020. Économiquement, les États-Unis pèsent lourd dans la balance commerciale : 3,2 milliards d’euros d’exportation en 2018 (+5%), une valeur qui a plus que doublé en dix ans. Avec 1,7 millions d’hectolitres et un chiffre d’affaires de 1,7 milliards d’euros, les États-Unis sont le premier marché à l’export pour les vins français. Si 14% des vins produits en Gironde sont exportés chaque année vers les États-Unis, les vins français ne pèsent pas bien lourd pour la balance commerciale américaine : 4,7%, soit deux fois plus que l’Espagne (2%) mais quasiment deux fois moins que l’Italie (9,4%). « Notre part de marché est très facile à perdre, on peut vous remplacer facilement. Nous sommes en train de voir nos vins déréférencés, remplacés par des vins non taxés. Évidemment, la reconquête sera longue et coûteuse, il y a peu de chances pour qu’elle soit complète. La seule solution qu’on a aujourd’hui pour garder nos parts de marché, c’est de prendre à notre charge la taxe et donc de baisser nos prix de 20 à 25%, ce qui entame la rentabilité de nos entreprises et n’est pas durable », a ainsi affirmé Cédric Coubris, président de la Fédération des vignerons indépendants de Gironde en évoquant des pertes estimées « en deux mois à 20 millions d’euros pour les vignerons indépendants français » et en prévoyant que ce même chiffre pourrait monter à 100 millions d’euros sur l’année.
Les résultats de cette taxation se sont déjà fait sentir Outre-Atlantique : en novembre 2019, les ventes de vins de Bordeaux ont ainsi chuté de 24% en volume et de 46% en chiffre d’affaires par rapport à 2018. L’alerte de l’interprofession a beau ne pas être nouvelle, la date choisie pour cette réunion de crise n’a rien d’un hasard. Mi-février prochain, le président américain Donald Trump aura la possibilité de faire passer la taxe sur les vins français à 100%, une perspective que ce dernier a déjà évoqué en août dernier. La guerre sur fond d’aéronautique pourrait, elle aussi, se durcir : l’OMC doit encore statuer sur l’imposition de nouvelles mesures douanières aux États-Unis par l’Union Européenne pour sanctionner les subventions accordées à Boeing. Donald Trump et Ursula von der Leyen (présidente de la Commission européenne), ont annoncé un futur accord commercial global. Du côté du ministre de l’Agriculture, Didier Guillaume, on parle de la volonté d’instaurer une « exception alimentaire et agricole » pour les futurs traités de libre échange.
La filière vins est donc en ordre de bataille. En premier lieu, elle demande au gouvernement le déploiement d’un fonds spécifique de 300 millions d’euros (par an) pour compenser les pertes. « Nous demandons enfin une vraie écoute, une vraie prise en compte des enjeux par le gouvernement français parce que depuis le mois d’octobre, il ne s’est rien passé, sauf des essais plutôt vains aujourd’hui de renvoyer le sujet vers l’Europe. Ni la Commission Européenne ni les autres pays, qui n’étaient pas responsables de l’origine du conflit, n’ont envie de venir compenser les pertes de la filière viticole sur un sujet qui n’est pas le leur », a ainsi souligné Bernard Farges. La deuxième demande, plus symbolique, est l’adoption d’une motion de soutien par les communes viticoles ou concernées par la problématique de la taxation.
Motions et soutiens
Sur ce point, la mairie de Bordeaux a pris les devants. Ce même jour, le maire de Bordeaux a mis au vote une motion de soutien lors du conseil municipal. Le document parle d’une filière « victime collatérale, étrangère au conflit industriel. Les décisions américaines anéantiraient la position des vins français sur ce marché et auraient des répercussions économiques désastreuses et sans précédent à court et long terme pour nos territoires. Les vins de Bordeaux sont à l’origine d’une part conséquente de l’excédent commercial de la France avec 44% des volumes français et 52% de la valeur à l’export », précise le document municipal, prévu pour être transmise au président de la République et qui comporte la même demande d’un « fonds de soutien ». Pour Marc Médeville, président du syndicat AOC Bordeaux et Bordeaux Supérieur, la menace d’une taxe réhaussée est réelle. « Si on est taxés à 100%, on sera définitivement hors-jeu. À chaque fois qu’on sort d’un marché, on a beaucoup de mal à le reprendre. On l’a vu lors de la reprise des essais nucléaires sous Chirac en Europe du Nord, où on avait été blacklistés, ça avait été une galère sans nom pour reprendre nos places. Les États-Unis sont un marché mature pour nous, de qualité avec de la valeur. C’est le seul pays où le gouvernement pourrait intervenir pour nous aider. (…) Dans bien des cas, ces 25% de marge, on ne les a pas. On est en train de donner l’opportunité aux autres pays de vendre chez nous ».
Le responsable affirme avoir demandé aux vignerons de son appellation d’aller toquer au bureau des maires de leurs communes respectives pour demander un soutien politique et un report de la taxe, « histoire qu’on s’apaise un peu ». La mobilisation des élus, elle, a déjà commencé, timidement jugeront certains. Actuellement, une trentaine de communes en France auraient proposé une motion similaire. « Ce matin, des sénateurs ont affirmé qu’ils en parleraient dans les communes. C’est le cas d’Alain Cazabonne à Talence, par exemple. D’autres maires de la métropole bordelaise devraient alimenter cette dynamique », a précisé la sénatrice Nathalie Delattre, non sans évoquer les complications imposées par la période électorale qui se profile. Voilà, en tout cas, de quoi l’alimenter.