L’article 49.3 a beau avoir été engagé pour faire passer la réforme des retraites, dans les rangs des avocats bordelais, ça ne passe pas. Ce mercredi, une centaine d’entre eux ont conclu une course-relais à travers la France pour dénoncer le manque de moyens de la justice et la réforme des retraites. En grève « dure » depuis début janvier, la profession a déposé ses doléances au ministère de la Justice. Avant une nouvelle mobilisation nationale prévue le 12 mai (avocats, syndicats de magistrats et greffiers), les avocats bordelais ont ce jeudi choisi une nouvelle forme de protestation : celle d’attaquer l’État au portefeuille. Ils ont été mandatés par 70 clients pour assigner l’État en réparation et ainsi dénoncer « la lenteur de la justice ». Me Michèle Bauer, avocate représentant le Syndicat des avocats de France, donne des précisions. « Nous allons assigner l’agent de justice de l’État en responsabilité du dysfonctionnement du service public de la justice pour ça. C’est un premier wagon, nous comptons faire un train entier ». L’ensemble de la profession dénonce des délais d’enregistrement et de jugement à rallonge, « parfois jusqu’à cinq ans ».
Tous les profils
Une situation qui, disent-ils, ne date pas d’hier. « Nous sommes le 24ème pays de l’Union Européenne sur 28 sur le nombre de juges, avec dix juges pour 100 000 habitants ». Les données de la Commission Européenne Pour l’Efficacité de la Justice ou CEPEJ, dont le dernier rapport a été publié en 2018, ne sont en effet pas tendres avec la France, notamment en termes de comparaison sur les moyens financiers alloués à la justice par rapport à d’autres pays équivalents. « Nous demandons à l’État de désigner des juges et des greffiers complémentaires sous astreinte de 49,3 euros par jour de retard, en symbolique de cette réforme qui n’est pas du tout passée dans la profession ». La grève des avocats, dont le barreau de Strasbourg a voté la fin ce mercredi 11 mars, a pourtant des effets concrets, notamment l’annulation de nombreuses audiences et des demandes de remise en liberté sans procès. « Ce n’est pas à cause de la grève comme a voulu le faire croire la ministre mais du manque de moyens donnés à la justice », poursuit-on à Bordeaux.
Les profils de ces 70 dossiers ? « Tous les milieux sociaux sont représentés » affirme Me Bauer. « Ça va d’un cadre supérieur qui a attendu cinq ans pour avoir une décision d’appel sur une prime impayée à une vendeuse de canards sur les marchés qui demandait une requalification de son contrat en passant par une employée d’usine. Pour chacun de ces dossiers, les avocats demandent donc 10049,3 euros de dommages et intérêts pour le préjudice subi sur les délais de traitement. Ce sont des procédures qui, d’habitude, sont faites individuellement. Elles prospèrent, des condamnations de l’État ont été rendu, il y a eu jurisprudence à Bordeaux notamment en matière de prud’hommes, ce n’est pas folklorique ». Les avocats dénoncent des délais déraisonnables « partout. Le fondement de ces assignation se base sur l’article 6 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme qui exige qu’un justiciable doit être jugé dans un délai raisonnable, ce qui n’est pas du tout le cas en France. Aujourd’hui, les cours d’appels prorogent les délibérés en raison de la surcharge de travail. On se retrouve avec des convocations dont on repousse l’audience en raison du manque de conseillers à la cour d’appel ».
« Situation de déshérence »
« Lorsque l’État veut supprimer un tiers des avocats, il supprime aussi un service public. Nous ne sommes pas des agents économiques tel que le gouvernement voudrait que l’on soit, nous sommes des professionnels qui incarnent une fonction de service public. Le barreau est outré d’entendre que ce serait à cause des avocats que la justice serait ralentie. Ce sont des mensonges publics », affirme le bâtonnier du barreau de Bordeaux Christophe Bayle. « Si nous sommes toujours en grève, c’est aussi pour dire que nous sommes des auxiliaires de service public qui se trouvent dans une situation de déshérence ». Derrière ses propos, on retrouve un combat déjà affirmé contre la réforme de la justice, notamment du nouveau code de procédure civile. « En principe, lorsque je saisis un tribunal, j’ai le droit de faire appel, mais le jugement dont on fait appel ne doit pas être assorti d’exécutions provisoires. Si, malgré l’appel, le jugement s’applique, ça veut dire que l’appel ne sert à rien. Or ce principe vient d’être supprimé par la réforme de la procédure civile du mois de décembre. Il faudra développer des talents incroyables pour obtenir que l’exécution provisoire ne soit pas automatique. De fait, la réforme de la procédure civile rend l’appel pratiquement impossible. C’est une atteinte au droit de s’adresser à son juge. Le but, c’est qu’on ne saisisse plus le juge d’appel. On est dans une espèce d’économie globalisée, on se moque un peu de la défense des gens ». Les avocats de Bordeaux évoquent le même type d’assignations groupées à Orléans, Nantes ou encore Paris.
Derniers recours ?
Pour ce qui est de la réforme des retraites, le barreau de Bordeaux doit encore décider la poursuite ou non de la grève le 17 mars prochain. En attendant, Me Bauer dénonce un « dialogue assez hypocrite et factice ». Elle cible notamment la commission Perben, annoncée par la garde des Sceaux Nicole Belloubet « afin de répondre clairement sur les demandes des avocats d’ici la fin avril ». Cette commission pourrait notamment statuer sur l’augmentation de l’aide juridictionnelle. « Dominique Perben est un ancien garde des Sceaux qui a été décrié par les avocats. La commission est composée notamment de Jean-Michel Daroy qui avait déjà fait un rapport en 2009 sur la profession d’avocat. On va faire le même rapport en incluant tout ce que nous avions rejeté, notamment les structures dédiées par l’aide juridictionnelle. On nous vend le nouveau monde et c’est l’ancien que l’on convoque ». Après le rejet des deux motions de censure et le passage du 49.3, le projet de loi adopté en première lecture devrait être transmis au Sénat après les élections municipales.
« La réforme doit encore passer devant le conseil constitutionnel », rappelle Me Bauer. Le 4 mars dernier à Lyon, près de 200 avocats du barreau ont « accueilli » à leur manière une séance exceptionnelle du Conseil constitutionnel. Sur place, Laurent Fabius a notamment déclaré que « le Conseil constitutionnel peut, au bout du processus, être saisi de la loi sur les retraites. Et notamment, je ne sais pas si ce sera le cas, de ces dispositions qui concernent les avocats ». « On va faire des recours, et on va se battre jusqu’au bout », conclue l’avocate bordelaise, avant d’ajouter : « plaider, ça, on sait le faire ». Les 70 assignations, qui représentent donc environ 700 000 euros de dommages et intérêts demandés à l’État Français, devraient être enrôlées sous deux semaines environ. Les décisions, elles, ne sont pas attendues avant au moins six mois. D’ici là, de nouveaux « wagons » devraient avoir atterri sur le bureau de l’agent judiciaire…