En termes de culture comme ailleurs, il y a histoire et Histoire. Pas pour Érick Roux, créateur et directeur depuis 1988 de la Rock School Barbey, à Bordeaux. Cette structure foisonnante où l’on trouve aussi bien une salle de concert que des salles de cours et des locaux de répétition pour des groupes, fait partie aujourd’hui des cas qui durent dans le paysage bordelais et métropolitain. Pour autant, tout n’était pas joué lorsque le projet, finance à hauteur de 12 millions de francs hors taxe à l’époque, a vu le jour. Dans un contexte budgétaire de plus en plus resserré pour les acteurs culturels locaux, la culture restait, d’après des chiffres datant de 2014, le premier budget de la ville de Bordeaux (à raison de 305 euros par habitant). En 2015, le budget consacré à la Culture s’élèvait à 26 792 920 € de fonctionnement contre 28 006 937 € en 2014. Nous avons voulu parler des difficultés et des réussites d’une institution culturelle comme la Rock School d’un point de vue économique. Ca tombait bien pour nous, Éric Roux avait la réputation de ne pas être frileux lorsqu’il s’agit de parler chiffres. On en a profité. Entre passé et présent, on s’est rendu compte que c’était plus une histoire de société que de portefeuille. Témoignage.
Aqui Bordeaux Métropole (ABM) – Dans un article paru dans Le Monde en 2008, on peut lire que les fonds publics alloués à la Rock School Barbey sont de l’ordre de 60%. Pour un budget total de 1,4 millions d’euros, vous receviez à l’époque 198 000 euros de la ville de Bordeaux, 100 000 euros de la région Aquitaine et 90 000 euros du Conseil départemental. Les choses ont dû changer aujourd’hui, mais c’est quand même intéressant de découvrir que plus de la moitié de vos financements provenaient des aides publiques. Comment avez-vous construit ça ?
Éric Roux, directeur de la Rock School Barbey – Aujourd’hui, la Rock School est sur des parts d’autofinancement autour de 48% en 2014 et 2015 sur la base d’un budget de 1,6 millions d’euros. La subvention accordée par le Ministère de la Culture est passée d’environ 222 000 euros en 2008 à 214 000 en 2015, celle de la mairie tourne autour de 198 000 euros, celle du Conseil départemental de 60 000 euros et celle du Conseil régional est de 135 000 euros. Sur la Métropole, on a une aide concernant l’Été Métropolitain par rapport au festival « Ouvre la voix », une pour le Carnaval des Deux Rives , ça reste sur des opérations ponctuelles.
On n’est pas les plus impactés par les baisses de subventions publiques, même si la baisse est indéniable. Le cadre de notre structure est vraiment spécifique, on est les derniers arrivés en ce qui concerne la politique publique. Je suis arrivé en 1988 à Bordeaux alors que j’étais encore en formation d’animateur socioculturel diplômé du CREPS de Talence. J’ai mis en place le côté concerts et transmission dans le cadre de ma formation. Il n’y avait rien au début, on avait une petite association qui organisait des trucs, ça s’est développé au fur et à mesure. C’était aussi au moment où l’histoire de ces musiques s’écrivait d’un point de vue institutionnel, c’est symptomatique d’une époque. A un moment, une question s’est posée : est-ce qu’on rencontre les pouvoirs publics et les politiques ou est-ce qu’on fait nos trucs dans notre coin sans en tenir compte ? Un certain nombre a pris le parti d’inscrire nos histoires dans la politique publique, on a donc rencontré les élus. Mais dans l’opinion générale, on était tous des drogués, des délinquants sexuels, on écoutait du bruit… Quand on a commencé à mettre les choses en place, on avait aucune aide, on a donc cette culture là. C’est le public qui nous a fait, pas les aides. On n’a fait que grossir, sans jamais vraiment regarder en arrière.
ABM – Quelle est, au delà de l’aspect purement financier, votre situation aujourd’hui ?
E.R – On dispose d’un label d’État, SMAC (Scènes de Musiques Actuelles). C’est à travers ça qu’on a des aides du Ministère de la Culture. On s’est battu depuis 1995 pour l’avoir. Le label a vraiment été inscrit dans le marbre en 2010 par Frédéric Miterrand. On a tout le temps eu l’habitude de se battre et de mettre en place des choses parce qu’on a une culture du combat. A l’heure actuelle, les baisses de financements publics sont liées à un phénomène qui échappe au domaine de la culture, parce que lié à cette fameuse crise. L’année dernière, c’était la première fois qu’on avait des baisses de financements publics, hormis de la part du Conseil départemental qui nous avait déjà baissé il y a deux ans. Ca commence à nous soucier, même si ces baisses ne sont pas énormes. On peut y faire face, mais il ne suffit de pas beaucoup pour qu’un dispositif tombe. Ce qu’on met en place, ce ne sont pas des dispositifs très onéreux, donc même un retrait de 1000 ou 2000 euros peut faire tomber un truc.
Aujourd’hui, on dispose de 1200 adhérents à Barbey, 450 au sein de la Rock School. Mais on ne peut pas en recevoir plus. Ca fait quatre ans qu’on a 1000 demandes d’adhésions et qu’on ne peut en recevoir que 450. Les musiques actuelles sont aujourd’hui reconnues pour ce qu’elles sont. On a pu, à Bordeaux, faire inscrire dans la campagne du maire l’extension de la Rock School. Ca a été l’un des rares projets culturels dont il a parlé en indiquant qu’elle serait au programme de sa mandature. On est en train de travailler avec les services de la ville pour l’extension de la Rock School et notamment des studios d’enregistrement pour accueillir toute cette demande. Logiquement, plus il y aura de gens ici, plus il y aura de financements propres… On a huit locaux de cours et de répétition, on ne pourrait donc pas aller beaucoup plus loin. En dehors des gens qui viennent répéter, prendre des cours, on a aussi une activité qui concerne les quartiers populaires dans le cadre de contrats de ville où les gens qui habitent ces quartiers viennent répéter de manière encadrée, organisent des concerts dans le club en collectifs… C’est fondamental. C’est pour ça qu’en septembre, on va un peu innover. On est en train de construire une Rap School. Elle sera au sein de la Rock School, gérée par les mêmes personnes au niveau administratif. La mise en place d’un projet pédagogique a été faite avec six musiciens de hip-hop locaux qui seront associés aux cours. C’est quelque chose dont il fallait se saisir, mais les locaux sont déjà là donc on ne prend pas un énorme risque. Dans notre cas, les dépenses sont plutôt à égalité avec les recettes, on ne dégage pas forcément des bénéfices, on équilibre. Notre jauge financière se fait essentiellement au travers de la location des salles, des cours, des concerts et un peu du bar. Sur l’année précédente, on a perdu à peu près 15 000 euros, mais on a un petit fond de roulements qui nous permet de voir venir.
ABM – Le chantier de la grande salle de spectacle de Floirac a enfin été annoncé en avril dernier après plus de 15 ans de discussions et de recours. Elle devrait s’appeler « Bordeaux Métropole Arena » et coûter 58,13 millions d’euros. C’est une exception dont la durée de création est assez révélatrice du temps que prend la constitution d’une politique culturelle coordonnée. Pour vous, la Métropole manque-t-elle d’une véritable compétence culturelle ?
E.R – Encore une fois, l’Histoire explique les choses. A Bordeaux, à l’époque où il y avait la Patinoire et la Médoquine et avant la Rock School, nos concerts se faisaient n’importe où quand il n’y avait pas de lieux spécialisés pour la pratique de ces musiques là. Dans des gymnases, des salles des fêtes plus ou moins bien équipées comme celle qu’il y avait ici avant Barbey. Ca nous donnait un temps d’avance sur Toulouse. Les tournées Européennes de groupes anglais passaient plutôt par Bordeaux parce qu’il y avait des lieux d’accueil plus intéressants qu’à Toulouse. L’histoire s’est inversée. Le Zénith de Bordeaux ne s’est jamais fait, un certain nombre d’artistes ont changé de camp. C’est du business, évidemment.
Il serait peut être temps d’installer quelque chose qui soit de l’ordre de la gouvernance des lieux culturels. Personnellement, je suis pour la mutualisation, mais on ne peut pas avoir dans chaque commune les mêmes choses. Si Artigues a fait le choix de la danse contemporaine, Mérignac celui de la photo, c’est parce que ça leur permet de mettre en place des actions fortes, mais il ne faut pas que les 26 autres communes fassent la même chose. Le territoire métropolitain est particulièrement fort en musiques actuelles mais les financements publics ne sont évidemment pas assez importants. Avec une meilleure prise en compte, pas forcément énormément d’argent en plus, on pourrait faire des choses supplémentaires dans la culture et dans le social aussi.
Je suis de ceux qui pensent qu’en 2005, s’il n’y a pas eu à Bordeaux les émeutes qui ont eu lieu ailleurs, c’est parce que le travail d’un certain nombre d’opérateurs a empêché ces démonstrations de forces. C’est dommage que nos histoires ne soient pas prises en compte à la valeur de ce qu’elles représentent en termes de public, parce que nos pratiques sont aujourd’hui ultra majoritaires.
ABM – Au fil des années, la Rock School a été critiquée, notamment sur le fait qu’elle ne prenait pas suffisamment en compte les jeunes artistes locaux, on vous a accusé de la jouer un peu perso sur ce terrain. Vous le regrettez ?
E.R – Si on n’était pas critiqués, ce serait extraordinaire. On a été le premier projet de ce type à être soutenu par la municipalité bordelaise, qui était et est toujours de droite. Je ne vais pas m’excuser du fait que les choses aient si bien marché pour nous. Derrière nous, plein de gens sont rentrés, même ceux qui sont les plus critiques. Après, on ne peut pas aider tout le monde, mais on a une petite vingtaine d’associations qui tournent autour de nous. On ne doit pas se comporter comme des tueurs, plutôt comme des jardiniers.
A l’époque où on a commencé, je pensais que pour qu’on soit reconnus, il fallait qu’on soit partout. Dans les écoles, dans les lycées, dans les quartiers, dans le milieu hospitalier… Le premier endroit où on a été, c’était la Maison d’Arrêt, puis des lycées professionnels. Le tout pour essayer de faire passer un message : on n’est pas ce que vous pensez qu’on est. 30 ans ont passé, il reste quelques sceptiques mais ça a quand même bien évolué. C’est un peu notre ADN, on a gardé ça. Il faut tout le temps douter, remettre en question ce qu’on est en train de faire. Parce qu’il n’y a rien de plus chiant que de faire tout le temps la même chose… non ?