Le Grand Entretien – Nathalie Laporte, l’ambassadrice « tranchée » des artisans


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Temps de lecture 12 min

Publication PUBLIÉ LE 18/07/2019 PAR Romain Béteille

Ces derniers mois ont été plutôt chargés pour les artisans et commerçants. Impactés (à différentes échelles) par le mouvement des « gilets jaunes », ils ont aussi eu dans le viseur la réforme de l’apprentissage. Les représentants des chambres consulaires n’ont pas tardé à monter au créneau pour défendre leurs adhérents. Parmi eux se trouvait notamment Nathalie Laporte. Depuis fin 2016, elle est la première femme à occuper le fauteuil de présidente de la Chambre des Métiers et de l’Artisanat au niveau interdépartemental (Gironde, Dordogne, Lot-et-Garonne) et à représenter les intérêts de quelques 60 220 entreprises artisanales. Avant une rentrée qui promet d’être cruciale pour l’apprentissage dans les CFA (74 000 contrats doivent être signés entre septembre de décembre) et à l’occasion de la sortie d’un rapport parlementaire sur l’impact de la crise sociale aux chiffres lourds de sens, on est revenus avec elle sur les évènements ou opérations qui ont marqué ses deux premières années de mandat et sur les ambitions qu’elle souhaite se donner pour la suite. 

@qui.fr – Votre élection ne s’est pas vraiment faite dans un climat très apaisé. Votre liste, « Fiers d’être artisans », soutenue par la FFB (Fédération Française du Bâtiment), a fait figure d’outsider face à Michel Dumon, alors vice-président de la CMAI. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette campagne, qui était aussi une grande première pour vous ?

Nathalie Laporte, vice-présidente de la CMAI – L’U2P (Union des Entreprises de Proximité, anciennement UPA) est un courant politique qui a toujours existé en Gironde. La FFB et la CPME n’avaient pas le poids nécessaire pour faire partie de la Chambre des Métiers. On était partie prenante puisqu’on était administrateurs, mais relégués dans une commission à laquelle on assisait deux fois par an, sans que l’on ait forcément un mot à dire. Ça a un peu été une campagne de caniveaux, j’ai été pourrie sur les réseaux sociaux. J’étais une femme, j’avais une TPE donc je n’allais pas m’en sortir, je n’avais aucun poids politique et j’étais un peu bécasse. C’est évident que je n’avais certainement pas la hauteur que j’ai à l’heure actuelle, ce qui est normal. 

@qui.fr – Votre parcours est assez atypique, vous avez entamé une reconversion professionnelle à quarante ans pour devenir peintre décoratrice. Pourquoi ce choix ?

N.L – J’ai toujours été secrétaire de direction, mariée avec un artisan. Pendant vingt ans, je me suis occupée du volet administratif, je savais ce qu’était une entreprise artisanale. J’ai toujours aimé la décoration, ça faisait partie de mes passions. Je dessinais, je peignais beaucoup. J’ai eu un gros problème de santé et j’ai du arrêter mon travail. La suite a été une évidence : mon mari prenait sa retraite, il y avait des collaborateurs et je ne voulais pas que l’entreprise tombe. Je n’ai pas appuyé sur un bouton et décidé de devenir artisan, ça s’est fait un peu naturellement. J’ai vécu toutes les difficultés du métier au quotidien avec mon mari, et je les vis encore aujourd’hui. C’est très positif parce que ce n’est pas du virtuel, je vis les mêmes situations que les artisans que je représente au quotidien.

J’aime les gens parce que foncièrement, je sais qu’on a besoin des uns et des autres. J’ai vécu une tragédie, ma fille a été assassinée il y a cinq ans. Quand vous vivez ça, vous voyez les choses différemment et vous avez envie de vous battre pour des choses plus concrètes. Je ne suis pas une politicienne, je ne le serai jamais. J’ai des valeurs et je considère que les ronds de jambe des politiques leur font perdre les leur en route. J’ai dû m’y faire un peu malgré tout, mais je ne me suis pas préparée à ça. Je me suis mangé une tarte dans la figure. Si j’avais su que c’était aussi cruel d’accéder à ce poste, je n’y serai jamais allé. J’en suis très fière aujourd’hui et j’en prends toute la dimension. Ce qui m’intéresse c’est de faciliter les aides, la vie de mes collègues parce que je vis les mêmes problèmes qu’eux. Je fais beaucoup de visites d’entreprises, j’ai beaucoup de bons retours même si, évidemment, je ne plais pas à tout le monde. Il faut être tranché pour être respecté. On m’aime comme je suis ou on ne m’aime pas.

@qui.fr – En juin dernier, une conserverie de thon au Cap Ferret, initiée par Frédérique Bruyère, ancien cadre commercial d’imprimerie, est devenue la 40 000 ème entreprise girondine accompagnée par la Chambre des Métiers. Ce chiffre correspond aussi à une augmentation du nombre d’adhérents et d’artisans sur le territoire. Selon vous, à quoi est-ce dû ?

N.L – Il y a beaucoup de micro-entrepreneurs. J’en veux terriblement au président Macron d’avoir augmenté le seuil du micro-entrepreneur avec la loi PACTE. Ça laisse la porte ouverte à beaucoup de gens qui ne s’épanouissent plus dans leur travail et ont envie de se reconvertir. Le bon côté des choses, c’est que la reconversion peut être intéressante parce qu’elle peut être un levier pour devenir artisan. Le mauvais, c’est ceux qui profitent de cet aspect pour se dire qu’ils vont gagner du fric sur le dos des autres. Mes collaborateurs sont au courant, ils connaissent ma position, ils savent ce qu’ils doivent dire : « on suit d’ici un an où vous en êtes, comment vous avez évolué, et ensuite on voit ce qu’on fait ». La micro-entreprise fait donc monter l’artisanat très largement, mais beaucoup sont aussi radiées et ne tiennent pas six mois. 

@qui.fr – Les artisans font face à une problématique importante sur le territoire : celle du foncier, avec des locaux difficiles à trouver pour se développer, notamment sur la métropole bordelaise. Comment agit-on là-dessus ?

N.L – On travaille beaucoup sur ce sujet. On a signé une charte avec les organisations professionnelles, les communautés de communes (CAPEB, FFB et Bordeaux Métropole) pour agir sur le foncier mais pas uniquement, en déterminant les zones d’activité, les terrains, les immeubles en déperdition sur lesquels on peut travailler sur des projets intéressants par rapport à l’artisanat. C’est le programme Aire (Aménager, Innover, Redessiner, Entreprendre), démarré il y a un an et demi et dont le deuxième volet a été signé et lancé il y a quinze jours. Il y avait une trentaine de participants sur le premier volet, plus de 120 sur le deuxième. Il y a de l’intérêt et même les architectes se posent des questions pour laisser une place à l’artisanat dans leurs futurs programmes. 

@qui.fr – La politique de revitalisation des centres-villes et des centres-bourgs place également le développement des commerces comme un enjeu fort. En février dernier, un projet de village des marques à Coutras a reçu un avis défavorable de la commission départementale de l’aménagement commercial et le projet ne fait pas l’unanimité, vous vous y êtes d’ailleurs rapidement opposée. Pour vous, cette politique de revitalisation par l’artisanat, c’est concret ?

N.L – Il faut que ce soit concret. La crise des gilets jaunes a vraiment impacté l’artisanat et les commerces, la redynamisation est donc impérative. Nous allons instaurer une charte de soutien avec les communautés de communes baptisée « Vivons local, vivons artisanal » certainement au niveau interdépartemental. Il n’y a que comme ça qu’on va pouvoir rester sur un territoire et en devenir les vrais acteurs économiques. La mairie se portera garante de ses artisans et de ses commerçants et les défendra. Tout ne pourra pas s’acheter chez les artisans, il ne faut pas se voiler la face, mais ils seront défendus. 

@qui.fr – Depuis votre arrivée, la Chambre des Métiers a mis en place plusieurs opérations de communication ou de soutien aux artisans : le bus de l’artisanat (financé par le fonds social européen et qui a fait sa première tournée de mars à juin dans quinze communes), un système d’ambassadeurs de l’artisanat ou encore un dispositif d’aide et de prévention face aux difficultés financières. Quels retours en avez-vous eu ?

N.L – Le bus de l’artisanat fonctionne bien, il tourne toujours. On a déjà les dates et les villes pour le second semestre, il y a des rendez-vous pris à l’avance comme des gens qui viennent naturellement se renseigner, y compris des jeunes, pour connaître nos métiers. Ce bus va dans soixante collèges pour parler de formation et d’artisanat. Pour moi, c’est une belle réussite. La preuve, c’est que le Conseil Régional souhaite qu’on en fasse d’autres en Nouvelle-Aquitaine.

Quand on est ambassadeur, on est reconnu sur son territoire et on relaie les informations et les problématiques des artisans que l’on rencontre. Il est là pour faire part des problèmes ou des bonheurs à la Chambre des métiers. Ça fonctionne, il y a aujourd’hui deux ou trois ambassadeurs dans toutes les communautés de communes. On est 25 élus dans une chambre de métiers. Pour la Gironde, c’est trop peu. L’intérêt, c’est d’avoir aussi plus de représentants pour avoir plus de cohérence et de proximité.

Pour ce qui est du dispositif de prévention, on est plutôt soulagés. J’étais un peu dans le catastrophisme avant de le lancer mais au final je pense qu’on s’y est pris suffisamment tôt pour que les artisans soient intéressés, se renseignent rapidement et nous contactent au démarrage d’un petit doute ou d’une inquiétude. Ça en a aidé beaucoup à dénouer leur problématique. Pour l’instant, on a eu deux gros pépins un peu complexes, le reste est moins grave mais c’était important que ça reste préventif. L’artisan a la tête dans le guidon et ne sait parfois plus où il doit aller. La communication récurrente nous aide à faire fonctionner le réseau et les partenariats. Ça concerne surtout les impôts, les charges sociales ou une problématique de fournisseur qui a fondu les plombs et ne peux plus assurer les commandes. C’est plutôt récurrent. On a des partenariats avec tout le monde : les banques, l’Ursaff, les notaires, les avocats, ect. Ça aide.

@qui.fr – Dernièrement, le réseau national des Chambres a alerté sur la baisse des subventions régionales allouées aux CFA (Centre de Formation des Apprentis) qui forment 140 000 jeunes par an et demandé la mise en place dès la rentrée (et non plus en janvier 2020) du nouveau mode de financement de l’apprentissage. Regrettez-vous les récents arbitrages conséquents à la loi sur la formation professionnelle ?

N.L – À la rentrée, le stage à l’installation ne sera plus obligatoire, ce qui correspondra pour nous a une perte de ressources de 900 000 euros à laquelle il faudra trouver des réponses. On va proposer de nouvelles offres de service. Puisqu’on va bientôt perdre le registre des métiers, qui sera transformé en guichet unique par le biais de la loi PACTE, on va faire monter nos collaborateurs en compétences, ils deviendront des experts dans le service économique pour venir en aide aux artisans qui auront des problèmes. 

Le problème, c’est qu’avec la loi « liberté de choisir son avenir professionnel », on redoute que beaucoup d’organismes veuillent monter leur propre centre de formation. On a donc décidé de poser une marque dans le secteur de la beauté (coiffure, esthétique) en particulier parce que ça risque d’être très concurrentiel et que les formations vont sûrement se multiplier, on agit un peu en préventif. Pour ce qui est de la formation des apprentis, on ne sait pas encore, on espère avoir des nouvelles en septembre. Pour l’instant, on a des coûts-contrats plus ou moins déterminés mais il ne sont pas encore définitifs. Pour le Conseil De la Formation (CDF), certains départements (comme la Creuse et la Corrèze) ont arrêté de faire des formations parce qu’elles ne bénéficiaient plus des remboursements et les chambres qui n’avaient pas les reins solides ne pouvaient plus assumer la formation des artisans.

En Nouvelle-Aquitaine, la gestion régionale de la formation marche bien. Je suis pro-Rousset par rapport à ça, la région a beaucoup aidé les organismes de formation et nous-mêmes. On travaille encore avec Catherine Fabre, la député rapporteur de la loi sur l’apprentissage, qui ne nous a pas forcément aidé. En septembre dernier, on a demandé à des députés de venir il y a quelques mois pour faire un « vis-ma vie ». Véronique Hammerrer, Dominique David, Sophie Mette et Catherine Fabre sont venues, ont rencontré des porteurs de projets et des artisans. Elles sont parties avec plein de promesses. Mais on a fait voter une loi aux députés à trois ou quatre heures du matin, ils ne devaient plus avoir les neurones en phase, et on les comprend. Ce vote, pourtant, impacte tout un réseau. Ils nous écoutent mais ne nous entendent pas. On n’a pas été identifiés comme les vrais acteurs qui puissent donner leur expertise, malgré le lobbying appuyé du président de CMA France, Bernard Stalter. Les députés et sénateurs m’ont dit que les chambres ne se sont pas du tout valorisées ces dernières années et que maintenant qu’elles montent au créneau, c’est trop tard. C’est, en quelque sorte, la « rançon de la gloire », on supporte l’immobilisme qu’il a pu y avoir…

@qui.fr – Pour faire face aux pertes financières des artisans et commerçants impactés par la crise des gilets jaunes (dont un rapport vient de chiffrer le montant national), les collectivités locales (la région Nouvelle-Aquitaine, Bordeaux Métropole, la Chambre de Commerce et d’Industrie et la CMA) ont voté un fonds de soutien de 2,6 millions d’euros, avec un seuil d’éligibilité adapté ensuite car jugé trop restrictif…

N.L – On savait très bien qu’il y aurait des heureux et des mécontents, y compris quand on a créé la « task force ». On en a mesuré l’enjeu mais c’était important, parce que la mise en place d’une plateforme commune était essentielle, tout comme les conditions d’attribution des aides, notamment régionales, qui ont été revues à la baisse. On a des retours souvent positifs mais aussi très négatifs, des gens qui se demandent pourquoi ils n’y ont pas droit. On est de toute façon bien conscient qu’il restera de l’argent dans ces enveloppes et qu’il faudra mettre en place au cas par cas une commission de recours pour aider des gens qui seront passés au travers. Ça reste un travail collaboratif et on est soucieux de faire le maximum. Pour l’instant, il y a encore des sous dans l’enveloppe. Tous les dossiers ne sont pas clôturés mais on sera attentifs pour que cet argent continue d’aider les personnes qui ont été impactées. 

@qui.fr – Le rapport national publié ce mercredi prône un prolongement des mesures exceptionnelles mises en place pour le gouvernement pour les entreprises les plus impactées (notamment un étalement des charges) mais aussi de nouvelles mesures comme l’exonération des cotisations sociales ou la création d’un crédit d’impôt spécifique dédié aux entreprises n’ayant pas fait de chiffre d’affaire pendant la période. Qu’en pensez-vous ?

N.L – Je ne crois pas vraiment au crédit d’impôt. Pour ce qui est des exonérations, ça me semblerait cohérent. Autour de la table, quand on a parlé du dispositif d’aide, la Direccte et l’Urssaf étaient là, l’État connaît donc forcément la problématique. Au départ, ils voulaient nous faire des prêts, mais il fallait encore pour cela, bien sûr, que les artisans soient en capacité de rembourser le crédit, alors même que beaucoup ont entamé leur trésorerie. Ce que veut l’artisan, ce n’est pas un prêt. Ce qu’il attend, c’est qu’on lui dise, c’est qu’on l’exonère d’URSAFF. C’est encore un travail de fond que l’on doit mener, parce qu’on n’a pas encore entendu parler de ça… Certains ont mis la clé sous la porte, notamment des gens qui venaient d’ouvrir dans l’année et n’ont pas eu assez de recul pour pouvoir continuer. La braderie de Bordeaux n’a apparemment pas connu le succès espéré, le pouvoir d’achat n’est pas vraiment là. Le contexte reste compliqué.

@qui.fr – Quel regard portez-vous sur vos actions à mi-mandat ? Vos priorités et celles des artisans que vous défendez ont-elles changées ?

N.L – Non, elles n’ont pas changé, toujours de la proximité, du terrain. Tout le monde s’est un peu moquée de moi au moment où je voulais monter le bus de l’artisanat en me disant que j’étais un peu foldingue. Au final, je suis plutôt contente de l’avoir été. On veut toujours faire monter nos collaborateurs en compétences. Pour les artisans que je représente, les priorités restent aussi les mêmes : le foncier pour se développer, les formations qui doivent être en adéquation avec le monde qui bouge, les normes hygiène/sécurité pour tous ceux qui sont en alimentaire, augmenter les compétences en termes de silver-économie. L’an dernier, on a monté en Sud-Gironde « les expertisants », je pense qu’on va le mettre en place, peut-être avant la fin de l’année, dans le Nord. On a des opérations comme ça qui sont mises en place dans certains territoires (la charte des « répar’acteurs », la vague bleue sur le Bassin d’Arcachon), des labels qui donnent une valeur à l’artisan et que l’on veut essayer de reproduire ailleurs, de pérenniser. On envisage d’en développer d’autres. J’aimerais que l’on travaille un peu sur le bâtiment, c’est un secteur qui représente des adhérents. Ils ont des organisations professionnelles et sont mieux structurés et déjà bien soutenus. On est là en appui et ils ont moins de besoins. On va sûrement faire un tour de table avec les organisations professionnelles pour pouvoir trouver un consensus.

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